Une version plus académique de ce texte a d’abord été publiée dans la revue Pop en Stock. Pour les curieux, c’est par ici : L’envers du rêve californien, Inherent Vice.
Le pacte du polar
Le roman policier est une promesse : celle d’un mystère à résoudre, d’une vérité tapie dans l’ombre, d’un monde où le désordre finit par retrouver sa logique. Depuis les déductions implacables de Sherlock Holmes jusqu’aux récits troubles du roman noir américain, le polar repose sur un pacte : le lecteur cherche, avec ou malgré le détective, à faire la lumière sur le crime. J’ai été une avide lectrice de polars, dès ma jeunesse, et ça m’a suivie une bonne partie de ma vie adulte.
Mais que se passe-t-il quand ce pacte se fissure ? Quand l’enquête devient errance, la vérité mirage, et le détective lui-même une énigme ambulante ? Avec Inherent Vice, Thomas Pynchon pousse le genre policier à bout jusqu’à l’effondrement du sens. Il prend les codes du roman noir, les trempe dans l’acide d’une Amérique post-hippie en pleine désillusion, et nous entraîne dans un labyrinthe halluciné où chaque piste est un piège, chaque révélation un reflet trompeur.
Inherent Vice a tous les atours d’une lecture de vacances : ambiance californienne, humour déjanté, détective marginal, mais il n’en est rien. Sous les couleurs vives de sa couverture et son apparente légèreté se cache une critique incisive d’un monde en mutation, rongé par la paranoïa, la récupération capitaliste et l’effondrement des idéaux collectifs, le tout saupoudré d’une fine couche d’ésotérisme. La plage est là, en surface, mais dessous, quelque chose cède.
Le vice inscrit dans la matière
Un roman noir sous acide, une enquête néo-hippie qui vire au délire paranoïaque, une critique déguisée en pastiche ? Pynchon brouille les pistes. Et sous la fausse insouciance d’un détective embrumé, c’est tout un monde qui vacille. Welcome to Gordita Beach.
Dès la première page, le ton est donné : « Sous les pavés, la plage ». Le vieux slogan de mai 68, recyclé ici comme clin d’œil anarchique, évoque les restes d’un rêve déjà fatigué. Juste en dessous, le titre refroidit l’ambiance : Inherent Vice — le vice inhérent, ce défaut inscrit dans la matière même qui finit toujours par faire craquer la structure.
En Californie, là où vit notre ami Sportello, on appelle ça une faille. Le sol a l’air solide, mais il tremble. Et ce roman aussi.
Un détective nonchalant, mais acharné
Larry « Doc » Sportello est un privé à contre-courant. Débraillé, fumeur invétéré, intuitif et sentimental, il n’a rien d’un limier méthodique. Son ex, Shasta1, lui demande d’empêcher l’enlèvement de son nouveau compagnon, un promoteur immobilier douteux. À partir de là, tout déraille : disparitions, manipulations, trafics, tabassages, filatures qui tournent mal.
Antihéros, figure picaresque, surtout soft-boiled (contrepartie du détective hard-boiled et autres durs à cuire du roman noir), Sportello fait partie d’une génération perdue, accrochée au rêve d’un monde meilleur, mais consciente que ce rêve tourne au cauchemar dans un monde où le profit fait office de droit divin, et le contrôle des individus, de service public… On aimerait que Pynchon reprenne la plume aujourd’hui, à la lumière du monde qui vient2.
Nous assistons donc à ce moment-charnière où le rêve hippie se désagrège, avalé peu à peu par la machine capitaliste. Après l’euphorie du Summer of Love et les grandes marches contre la guerre, viennent les années du désenchantement : Woodstock d’un côté, les meurtres de la “famille” Manson de l’autre. Très vite, l’imaginaire contestataire, cheveux longs, slogans pacifistes, drogues psychédéliques, est absorbé par la société de consommation. Le sex, drugs & rock’n’roll devient un emballage marketing.
On ne parle plus de révolution, mais de récupération. L’utopie devient un style. La contre-culture trouve sa place… entre deux pubs pour déodorant.
Et Pynchon observe ce retournement avec une ironie acide : son détective marginal ne cherche plus à changer le monde, seulement à retrouver les restes d’un rêve en train de se dissoudre dans le doute, les cliniques de désintox et les slogans publicitaires.
Pastiche noir et vertige postmoderne
Le roman devient pastiche, parodie, satire. Pynchon joue avec les codes du noir: mystérieuse cliente (clin d’œil au Faucon maltais), femmes fatales, conspirations, clins d’œil à Marlowe et à Chandler… mais tout est tordu, contaminé, ironisé.
On passe de l’enquête au chaos, de la logique déductive à la dérive hallucinée. Les récits s’enchâssent, se parasitent. La narration se fragmente, les indices se noient dans une mer de digressions culturelles, de références pop, de soupçons politiques.
L’œuvre entière de Pynchon s’adresse à un lectorat complice, passionné, un presque culte, réuni notamment autour de Pynchon Wiki, un site où chaque microallusion est traquée avec obsession, comme si chaque détail en cachait un autre, et c’est souvent juste. Lire Pynchon, c’est accepter de flotter entre les niveaux de lecture, entre fiction, délire et lucidité.
Le roman s’inscrit pleinement dans le postmodernisme : la méfiance envers les récits trop cohérents, la confusion entre vrai et faux, la dénonciation d’un monde où même la contestation est récupérée, où la défonce comme la guérison nourrissent la même machine.
Los Angeles ou la Lémurie perdue
Tout le roman baigne dans une atmosphère de crépuscule psychédélique. On y sent la gueule de bois de la génération hippie, le virage brutal vers les années 70, la fin des illusions collectives. L’Amérique qu’explore Inherent Vice n’est plus une terre de promesses, mais un mirage en train de s’effacer.
Los Angeles devient le décor emblématique de ce glissement : façade ensoleillée, mais grugée de l’intérieur. Derrière les palmiers, les autoroutes, les slogans peace & love, il n’y a plus que l’ombre du système, étendue au soleil, surveillant d’un œil à demi fermé cette illusion de liberté.
La Lémurie, ce continent englouti auquel rêvent plusieurs personnages, devient une métaphore puissante : celle d’un paradis perdu, d’un idéal submergé par les vagues du capitalisme, de la répression et d’un délire d’interprétation généralisé. C’est le rêve de la contre-culture, désormais englouti sous la normalisation.
L’énigmatique Golden Fang, cette goélette fantôme liée à la CIA, au trafic d’héroïne et aux cliniques de désintox, incarne cette corruption circulaire : un système qui crée les dépendances qu’il prétend soigner. Tout le monde est pris dans cette boucle : dealers, flics, hippies, femmes fatales, rock stars, docteurs, enfants. Personne n’en sort indemne.
Pas un whodunit mais un what the fuck happened !
Les indices ne mènent à rien de clair. Les coupables sont interchangeables. Les victimes aussi. L’intrigue est un labyrinthe délirant où le lecteur, comme le détective, finit par se perdre. Il ne s’agit pas de résoudre, mais de réaliser l’impossibilité même d’émerger de ce brouillard construit pour nous y enfermer.
Et peut-être est-ce là le véritable propos : montrer que la vérité n’est pas un noyau dur à extraire, mais un mirage mouvant, une construction sociale, un théâtre de l’illusion. Theatrum Mundi. On retrouve là une vieille intuition baroque : la réalité n’est qu’un décor, une mise en scène. Même la quête de sens devient suspecte.
Alors voilà : tout est fiction. Même la réalité.
Pour conclure : lecture de plage ou piège à lecteurs ?
Ne vous fiez pas à cette couverture fluo, Inherent Vice n’est vraiment pas une lecture de vacances. Ou alors, pour ceux qui aiment bronzer avec un doute existentiel en arrière-plan.
C’est un roman de rupture, de nostalgie et de désenchantement. Une descente folle dans une Amérique à la dérive, racontée avec ironie, tendresse et vertige. Un polar sans résolution, où l’enquête sert à révéler non pas la vérité, mais son absence. Où la structure du genre est retournée contre elle-même, comme une vague qui se replie au lieu de déferler. Le genre policier n’est ici qu’un prétexte : une façade que l’on croit stable soutenant pourtant un monde pourri de l’intérieur, une faille cachée sous la plage. Et si l’on croit tenir un fil, il se dissout très vite.
Ceux qui espèrent un dénouement n’auront que le mirage d’une épave au large, là où même la trace du Golden Fang n’est qu’un effet d’optique, entre fiction et souvenir.
Note personnelle
Je suis entrée dans Inherent Vice en toute bonne foi, m’attendant à une fiction policière traditionnelle. On m’a bien eu.
Pynchon m’a étonnée, éblouie, fascinée.
Ce roman déborde d’intelligence, de réseaux secrets, de clins d’œil à peine voilés. À chaque détour, il bouscule les certitudes, mélange la lucidité et la dérision, l’Histoire et le délire.
J’en suis sortie un peu sonnée. Émerveillée, mais minuscule. Jamais je n’oserai écrire de polar, après cette lecture édifiante!
Un film, avec Joaquin Phoenix dans le rôle de Sportello, a été tiré du roman et il est tout aussi éclaté et fascinant.
Volcan californien, considéré sacré par de nombreux groupes autochtones de la région. Certains croient qu’en son centre se trouve une ville secrète abritant une espèce supérieure, les survivants du continent disparu de la Lémurie. Pour en savoir plus : «Les légendes du Mont Shasta (Californie) // The legends of Mount Shasta (California) », Claude Grandpey : Volcans et Glaciers, en ligne, <https://claudegrandpeyvolcansetglaciers.com/2016/09/09/les-legendes-du-mont-shasta-californie-the-legends-of-mount-shasta-california/>
Nos souhaits seront-ils exaucés? On annonce le neuvième roman de Pynchon pour l’automne 2025, intitulée Shadow Ticket
Bibliographie
Hammett, Dashiell, Le faucon maltais, [format ePub], Synapse, 2019, n. p.
Pynchon, Thomas, Inherent Vice, [format ePub], New York, The Penguin Press, ©2009, 2012, 370 p.
Pynchon Wiki: Inherent Vice, en ligne, <https://inherentvice.pynchonwiki.com/wiki/index.php?title=Main_Page>
Reuter, Yves, Le roman policier 3ᵉ éd., Malakoff, Armand Colin, © 1997, 2017, 160 p.
Tadié, Benoît, Le polar américain, la modernité et le mal (1920-1960), Paris, Presses Universitaires de Franc, 2006, 235 p.