À l’Agora d’Altmejd
Moi, déroutée, fascinée, un peu terrifiée
J’avoue d’emblée : j’ai été profondément déroutée par l’exposition Agora de David Altmejd à la Galerie de l’UQAM. Je ne savais pas à quoi m’attendre, et sincèrement, je ne le sais toujours pas.
Avant même de parler des œuvres, il faut dire un mot de l’artiste. David Altmejd, né à Montréal en 1974, formé en arts visuels à l’UQAM puis à Columbia University, est aujourd’hui une des figures importante de la sculpture contemporaine. Il a représenté le Canada à la Biennale de Venise en 2007 et expose depuis dans les musées du monde entier. Son travail est associé au fantastique, à l’hybride, à la métamorphose : des corps en transformation, des créatures intermédiaires, des figures à la fois humaines, animales et spirituelles. Rien, dans sa pratique, n’est stable ; tout semble en devenir, comme si la matière elle-même cherchait encore une forme définitive. Son oeuvre la plus connue, même si peu de gens savent la nommer et la lui attribuer, est L’oeil, sculpture impressionante, qui prend place devant le 1339 Rue Sherbrooke ouest, figure ailée au torse ouvert, au visage effacé par une prolifération de formes. Un corps troué, tendu, hybride, qui semble surveiller la ville autant que nous le traversons du regard.
C’est donc avec ce bien maigre bagage, et sans que je le sache vraiment à l’avance, parce que lu sur place… que j’ai pénétré dans l’Agora. Et rien, dans cette assemblée de têtes et de bustes, ne cherche à rassurer. Très peu de prise sur le réel, pas de terrain familier. C’est une étrange réunion de formes connues et pourtant méconnaissables, comme si l’artiste avait extrait des fragments d’un bestiaire à la fois intime et improbable pour les déposer là, devant nous, dans leur brutalité silencieuse.
La tête de jeune fille sans visage m’a terrifiée. Ce trou béant, creusé dans une pierre semi-précieuse, améthyste, je crois, surmonté d’une masse de cheveux attachés dans le dos… quelque chose entre le rituel et la blessure. J’y ai vu une violence insoutenable, une dépersonnalisation entière, ne laissant que du décoratif visible autour de l’absence de visage. Un effacement, une disparition, un souvenir arraché au vivant. Impossible de détourner le regard. On croit d’abord voir une absence, puis on perçoit une présence encore plus forte justement parce qu’elle manque. Ce vide est présent dans plusieurs des oeuvres d’Altmejd.
Les têtes de lapin, elles, m’ont renvoyée à Donnie Darko, dans ce mélange d’innocence et d’angoisse, de grimace animale et d’énigme existentielle. Rien de ludique là-dedans. Tout est chargé, menaçant malgré les teintes pastels, empreint d’un humour sinistre qui ne cherche pas à faire sourire.
Et puis il y avait la vidéo : une révélation. Voir Altmejd travailler, c’est assister à une forme de violence méthodique. Scies, marteaux, perçages, coulages : les outils ne sont pas ceux d’un sculpteur idéalisé, mais ceux d’un mécanicien brutal. Chaque geste sonne comme une intrusion, une façon d’ouvrir, d’entailler, de forcer la matière à devenir autre. Cette mécanique du faire reflète ce que j’ai ressenti dans les sculptures : rien de doux, rien de caressant. Tout est tranchant, abrupt, imprévu.
C’est d’ailleurs ce qui m’a poussée à me questionner encore davantage sur certaines œuvres : ces difformités, ces dédoublements, ce buste de chamane au crâne prodigieusement allongé, et cet homme triplé qui semble vivre dans trois directions à la fois. Que sont-ils ? Que disent-ils ? Je n’arrive pas à les penser comme des « monstres ». Ils ne se donnent pas comme tels. Ils ressemblent plutôt à des êtres en transition, pris dans un devenir qui les dépasse.
Le chamane, avec son immense crâne étiré vers l’arrière, m’a frappée comme une figure d’expansion intérieure. Pas un chamane de folklore, mais un être dont la perception, la conscience, la mémoire, quelque chose, cherche un espace plus vaste que ce que la forme humaine peut contenir. Ce n’est pas une déformation, mais une poussée, un excès de vie, les ajouts des perspectives acquises au fil de temps.
Quant à l’homme triplé, il évoque moins une anomalie qu’une multiplicité : trois versions d’un même être coincées dans une seule enveloppe. Trois élans contradictoires, trois temporalités, trois directions qui ne s’accordent pas, mais qui ne sont séparées que de quelques centimètres, toujours le même, mais aussi un autre, dans un seul corps. Comme si Altmejd avait tenté de sculpter cette tension intérieure que nous portons tous : être plusieurs, ne jamais se sentir parfaitement un, sentir des forces en soi qui tirent ailleurs. Je n’ai pas pu m’empêcher d’établir un parallèle avec les personnas de Nelly Arcan, donc je viens de tourner la dernière page d’un cours qui m’a semblé manquer de chair. Arcan, être détriplée, la putain, l’autrice, la femme, toutes la même, mais une même toutes différentes pour elle et pour les autres.
Ces bustes donnent l’impression d’humains en déséquilibre permanent, qui débordent d’eux-même, qui se fissurent et se multiplient. Des êtres habités par des devenirs discrets, visibles seulement lorsqu’un regard créateur ose les porter à la surface.
Je dois m’avouer ici très traditionnelle, presque conservatrice dans mes goûts : j’ai été davantage touchée par les œuvres plus réalistes, comme cette Vénus au corps évidé, profondément griffé, dont la surface semble porter les traces d’une histoire que je n’arrive pas à reconstituer. On y voit un arrachement à soi, une modification forcée par une main terrible et violente, une rencontre avec une force destructrice sans pitié, avec, tout de même, un équilibre étrange persistant dans ses proportions brisées, comme si la sculpture retenait encore une mémoire de forme malgré les blessures. Sa posture rappelle celle du personnage ailé de l’Oeil et m’a fait penser au livre Croire aux fauves de Nastassja Martin, qui relate la transformation physique mais aussi mentale et spirituelle d’une anthropologue, suite à une attaque par une ourse.
Et, ce qui m’a le plus émue, c’est un tout petit bronze : une fée d’à peine quinze centimètres, ailes déployées, délicate comme une souffle dans l’air froid, suspendue. Dans cette salle remplie de violences formelles, ce minuscule être semblait tout droit sorti d’un autre monde, un rappel que, même au cœur du monstrueux, subsiste une possibilité de candeur. Ses ailes rappellent elles aussi l’Oeil vu plus haut.
Je suis sortie de l’exposition sans certitude. Altmejd ne cherche pas à ce qu’on comprenne et il force le regard à rester ouvert, même quand il voudrait se fermer. L’Agora n’est pas un lieu où l’on échange des idées, mais un espace où l’on affronte des présences. On y accepte de ne pas savoir. On y apprend à reconnaître la beauté même lorsqu’elle se manifeste sous forme de fracture.
L’expo est en prolongtion jusqu’au 24 janvier, pour les amateurs d’arts décoiffants.










C’est pour moi un des aspects les plus délicats de l’art contemporain: comment refléter la complexité des choses, mais surtout des humains, qui sont loin des ineffables icônes. Quels aspects de soi révèle-t-on directement ou implicitement dans une œuvre? À suivre!
Je suis fascinée par la Vénus au corps évidé.
Merci pour cette balade au musée avec toi, c'était smatttt