J’ai 11 ans, je suis en 5ieme année, il me semble. Ma bonne amie, Marie-Josée, m’invite à aller avec elle chez sa vieille tante (qui doit bien avoir 138 ans et demi) pour écouter la télé. Je trouve étrange qu’on ne s’installe pas chez elle, mais bon, la vieille tante ne nous parle même pas. Elle semble sourde, aveugle et un peu perdue, peut être atteinte d’Alzheimer avant qu’on lui donne ce nom. Pas dérangeante, la madame, juste un peu freakante parce que si vieille, on se demande comment elle tient encore. Assise sur sa chaise berçante, ridée comme un pruneau, courbée de partout, une tête de moineau de film d’horreur pour l’imaginaire d’une petite fille comme moi, ne connaissant de la vieillesse que la petite cinquantaine de mes grands-parents, elle m’inquiète, mais je l’oublie vite.
On va au salon pour regarder la télé. Ce que je ne savais pas, c’est qu’avant de venir chez la vieille tante, Marie-Josée avait volé des cigarettes dans le paquet de son père. Et les fumer est donc la raison de notre visite, pas si charitable finalement, à la vieille qui ne se doute de rien ou qui s’en crisse, c’est aussi possible.
On allume à coups d’allumettes frottées nerveusement sur la petite bande rugueuse du bout de carton, et on aspire, sans se douter de quelle boîte de Pandore on vient de faire bouger les pentures. Fous rires, étouffements graves, étourdissements et nausées ne nous empêchent pas de persister dans notre délit d’apprenties adultes.
Ce fut mon premier contact avec la nicotine, la cendre, l’excitation de braver les interdits… et la vieillesse qui ne se peut plus de mourir.
Je ne me souviens pas d’une récidive, peut être que Marie-Josée s’est fait pogné à voler les cigarettes de son père, peut-être n’avons nous pas été amies si longtemps, après tout, ou peut être que la vieille tante a fini par mourir, et l’excuse d'aller lui tenir compagnie pour tirer quelques puffs, partie en fumée avec elle… je ne sais plus… mais à 14-15 ans, c’est moi qui pique des clopes là où elles sont, et il y en a vraiment partout. Ça fume chez moi, dans ma famille, les oncles, les tantes, les grands-parents, chez mes amies, à l’école, à l’hôpital, en avion. Ce n’est pas encore une habitude, mais ça le devient et à16 ans, je suis, on peut le dire, une vraie fumeuse. Ce ne sera cependant qu’à 19 ans que j’oserai enfin fumer au grand jour ! Oui, mes parents étaient très contraignants, et fumer, malgré leur habitude personnelle, c’était hors de question pour leurs enfants.
Donc, j’ai beaucoup fumé. De manière régulière, quotidienne et chronique dès ce moment. Et ça a continué un bon quarante ans, quarante ans de boucane, de brûlures, de mauvaise odeur, de panique quand le paquet se vidait au cours de la nuit et qu’aucun refill n’était possible avant le matin. Des Players, comme mon père, mais Light, pour se donner bonne conscience, et king size, pour faire durer le plaisir. Je fume, c’est ma marque de commerce, mon identité. Je ne m’imagine pas sans cigarette et ceux qui ont le malheur de me proposer l’arrêt définif de ce qui est depuis devenu une tare pour tous, il est désormais défendu de fumer partout sauf chez vous, sont poliment priés d’aller se faire voir ailleurs.
Un soir d’été, il y a plusieurs années, je suis assise seule, dans ma cuisine, la porte menant vers la cour entre-ouverte, parce que je fume ma dernière cigarette de la journée et que la consigne du moment est de ne pas fumer les portes fermées. Je regarde cette porte, je regarde ma main qui tient ce drôle d’objet totalement inutile, qui a pourtant modelé ma personnalité au point où je le vois comme une prolongation de ma personne. Un petit rouleau d’herbes hachées menues, un filtre spongieux d’un coté, un tison ardent de l’autre, la fumée épaisse qui m’entoure, rideau entre moi et le monde. Je porte cette chose à ma bouche et je ne comprends pas. Je me demande ce que je fais là. L’absurde du geste m’effraie. Pourquoi, mais pourquoi? À quoi ça sert? Mais c’est donc bin idiot! C’est ça qui coûte si cher? Je regarde encore une fois ce brûlot en train de se consummer entre mes doigts, yeux dans les yeux et je lui dis : Toi t’es la dernière! Enough with that crap!
Et ça a été fini…
Oh oui, une fois de temps en temps, la nostalgie du geste me saisit, une envie soudaine de sentir la fumée âcre emplir mes poumons, cette inhalation si profonde qui amène un sentiment de plénitude, une satisfaction impossible à expliquer ou à comprendre. Quelques grandes inspirations en viennent à bout assez facilement.
Je sais que beaucoup n’ont pas eu cette chance. Que d’autres se battent encore, font des allers-retours avec le tabac. N’y arrivent pas sans un difficile deuil.
J’ignore ce qui m’a amené cette révélation subite, ce qui m’a ouvert les yeux pour me montrer la réalité.
Je sais seulement que j’ai pu, un soir, reprendre le contrôle et ne plus jamais me retourner.
Aujourd’hui, je vois un être qui m’est cher, si proche, si proche, être la victime d’un démon encore plus puissant, si puissant que même le risque d’en mourir sur le champ ne suffit pas à convoquer la volonté de se battre. Je ne peux qu’être là, en attente du signal que le temps est venu d’agir, de se retirer du monde pour se refaire à neuf. Je ne peux pas agir à sa place, je ne peux qu’être là quand le besoin d’une main, d’une épaule ou d’un souper se fait pressant. Et la peur m’habite, la peur qu’il ne soit trop tard déjà.