Il pleut depuis trois jours.
La ville dégouline comme une éponge mal essorée.
Sous les lampadaires, les étudiants filent, têtes basses cachées dans les hoodies, sacs à dos dégoulinant sur leurs talons, écouteurs aux oreilles.
Lui, il marche lentement, le pas traînant, la respiration trop lourde pour sa trentaine ramollie.
Claude, ou Michel, c’est sans importance. Il est l’un de ces visages qu’on oublie avant même de les croiser.
Ce soir-là, il quitte le pavillon d’histoire ancienne où il a passé la journée à somnoler au fond de la salle.
Dans le hall, un groupe d’apprentis archéologues décharge du matériel : caisses en bois, fragments de poterie, amas de poussière exotique venu de loin.
Personne ne remarque la lampe de cuivre noirci qui roule au sol, échappée d’un sac fendu; il la ramasse.
Le métal est chaud, presque vivant.
Un instant, il croit sentir sous ses doigts une pulsation, un rythme régulier, comme un cœur.
Il la garde, l’enfouit dans la poche de son manteau, sans savoir pourquoi.
Peut-être pour l’odeur, un mélange de cendre et de sable, de musc et d’humidité ancienne.
Chez lui, l’objet ancien repose sur la table de chevet.
Il ne se souvient pas de l’avoir sortie de sa poche. En fait, il n’est même pas sûr de l’avoir prise.
Elle sent la poussière chaude et le fer. Elle est jolie, cette vieillerie exotique.
Il la tourne, l’examine : aucune ouverture, aucun interrupteur.
Quand il éteint la lumière, un souffle rouge pulse dans le ventre bombé de la relique, discret, régulier, presque respirant.
Dis-moi...
Il sursaute.
Ce murmure sort de la lampe.
Dis-moi ce que tu veux…
Il hésite. Ne sait que répondre. Le bourdonnement du réfrigérateur, la pluie contre la fenêtre, les notifications du téléphone. Oui, c’est ça. Tout le fatigue.
Alors il murmure
— Je veux que tout se taise.
Le lendemain, le monde est feutré.
Pas silencieux, juste amorti, comme sous une épaisse couche de coton.
Les portes se ferment sans bruit, les oiseaux battent des ailes sans son.
Même sa propre voix lui semble étrangère, étouffée dans sa gorge.
Au fil des heures, le calme devient poisseux.
Ses pas ne résonnent plus.
Les visages autour de lui bougent encore les lèvres, mais aucun mot n’en sort.
Et quand il tente de parler, les gens le regardent avec pitié, comme un muet qui s’obstine à articuler dans le vide.
La lampe, sur la table, brille d’une lueur stable.
Il la cache dans un tiroir.
La lumière passe à travers le bois.
La deuxième nuit, il ne dort pas.
La lampe respire dans la commode, chaque pulsation plus profonde que la précédente.
Le silence est devenu total. Plus rien n’existe que la pression du vide sur ses tympans.
Il ferme les yeux, et le monde, aussitôt, cesse d’exister.
Cette solitude est intenable.
Il voudrait crier, rien que pour s’entendre, mais le cri reste coincé, prisonnier de son crâne.
Dis-moi encore...
Il ouvre une bouche sans voix.
Dis-moi, et j’exaucerai ton désir...
Les mots sortent sans bruit :
— Je veux qu’on me voie.
Au matin, le silence s’est mué en regard.
Partout où il passe, les gens le fixent.
Dans le bus, à la cafétéria, même les statues semblent tourner la tête.
Enfin, il existe.
Mais quelque chose cloche : les visages sont tendus, comme fascinés malgré eux.
On le dévisage trop longtemps, on murmure sur son passage.
Dans les couloirs, les conversations s’arrêtent à son approche, puis reprennent, plus basses.
Les téléphones se lèvent discrètement pour le filmer, sans qu’on ose lui parler.
On l’examine, on l’évalue, sans qu’il arrive à comprendre pourquoi.
Ce n’est pas la reconnaissance attendue: c’est une curiosité mêlée de peur, la gêne qu’on éprouve devant quelque chose qui ne devrait pas exister.
La lampe n’est plus dans la commode.
Elle est sur le lit, posée sur l’oreiller.
La troisième nuit, il renonce à lutter.
Un dernier souhait, dit la voix.
Il chuchote :
— Je veux que tout s’arrête.
Et le monde cesse de bouger.
La pluie reste suspendue, les passants s’arrêtent, pieds levés pour le prochain pas.
Les yeux des gens dans la rue fixent le vide et ce vide les absorbe.
Tout tient en équilibre dans un présent sans fin.
Il avance jusqu’à la fenêtre.
La ville est immobile, sans vent, sans reflets neufs. L’aube ne viendra plus.
Seule ce rouge dans la lampe pulse encore.
Quand il tend la main, la lueur se rétracte, et dans le métal noir, il distingue un reflet. Pas le sien, pas tout à fait.
Quelqu’un d’autre le regarde depuis l’intérieur.
Un souffle s’échappe, lent, satisfait.
Quand il tend la main, la lueur s’élargit, s’étire comme une flamme aspirante.
L’air autour de lui vibre, l’espace se tord , il sent la chaleur passer sous sa peau.
En un instant, tout bascule. Son corps devient lourd, dense et opaque. Le monde, au contraire, se dilate.
Quelqu’un d’autre se redresse à sa place, dans la chambre.
Même chandail, même silhouette, mais les yeux ne sont pas les siens.
L’homme pose la main sur la lampe, la contemple avec une douceur nouvelle.
Derrière la paroi de métal, dans un éclat rouge étouffé, Georges (ou Michel) comprend.
Il frappe, sans bruit.
Il voit la pièce à travers la cloison de cuivre, comme depuis un rêve brûlant.
Dehors, la forme qui a pris son visage souffle doucement sur la flamme.
La lampe s’éteint.
(Une histoire pour celles et ceux qui croient qu’un peu de calme ferait du bien.
Attention à ce que vous souhaitez.)