Sans crampons
Le verglas, un chien, et moi
Cette nuit, la pluie n’est pas tombée. Elle s’est posée sur le monde comme un vernis.
Au matin, la fenêtre ne donne plus sur le jardin. Elle donne sur une surface épaisse, texturée, scintillante, presque vivante. Le dehors est là, oui, mais rendu flou, brouillé, recouvert d’un filtre définitif. Comme si quelqu’un avait décidé que ça suffisait, le réel, et m’avait reléguée aux marges, loin de tout.
Dans cette vitre, quelque chose déborde. Une image trop grande. Une femme surgit. Elle tombe, se relève. Elle hurle « Heathcliff. It’s me ». Elle court sur les falaises, sous la pluie froide, le visage fouetté par le vent, à la recherche d’un amour jamais formulé, jamais accordé. Le dehors devient excessif, tragique, inhabitable. Puis l’image glisse, se fissure, ne tient pas. Elle se dissout dans le verre et le froid. Le verglas est là, installé. Les arbres existent encore, je le sais, mais je dois les deviner. Silhouettes gaufrées derrière la vitre, vues à travers une eau très froide. Le monde a l’air solide. Il ne l’est plus. Il est devenu impraticable.
J’ouvre tout de même la porte. Le chien sort tout de suite, sans hésiter. Il pose les pattes sur ce sol nouveau, glissant, sans négociation. Il avance, trouve ses appuis, disparaît hors du cadre. Le dehors lui appartient encore.
Moi, je reste dedans. Je regarde. Je mesure. Je n’y vais pas. «I would prefer not to». Le refus n’est pas un geste, c’est une position : le corps posé, immobile, toute la volonté contenue dans l’absence de mouvement.
Le désir, pourtant, est intact. Le corps aussi. Ce qui a changé, c’est le monde. Sa surface. Sa texture. Ce qui accueillait hier le pas le rejette aujourd’hui. Les gestes appris n’ont plus de prise. Le seuil existe toujours, mais il n’est plus accordé au corps tel qu’il est. Avancer n’est ni une affaire de courage ni de refus. C’est une question de conditions.
Le chien s’arrête. Il me regarde. Longtemps. Il jauge mon inaptitude, juge mes manques. Il constate l’état du sol. Puis il continue. Le monde, ce matin, favorise ceux dont le pas trouve encore prise sur ce miroir brillant.
Je referme la porte. Et quelque chose, là, reste coincé. « Je ne peux pas te faire comprendre. Je ne peux faire comprendre à personne ce qui se passe en moi. Je ne peux même pas me l’expliquer à moi-même ».
Je ne traverse pas les patinoires inutiles. Je les observe. Je m’en préserve.



