La clinique a la netteté insistante d’une idée fixe.
Carrelage pâle, plantes vernies, parfums qui ne sentent rien ou presque.
On lui parle d’harmonie, de fraîcheur, de lumière.
De jeunesse retrouvée.
Son espoir se ravive. Des seins hauts perchés, des fesses rebondies, un nez droit, des pommettes hautes, un sourire étincelant sur une mâchoire bien définie, un ventre plat.
Nouveau corps, nouvelle vie.
Elle signe. Le stylo laisse une trace trop droite, artificielle.
Vue de la table d’opération, le plafond lui semble une lune inchangeable comme si la voûte céleste se voyait d’une planète mise sur pause.
La dernière chose qu’elle remarque, c’est le métal suspendu, qui n’a pas d’ombre.
Le sommeil tombe sans faire un pli.
Au réveil
Le monde revient par zones : une climatisation lointaine, l’odeur sèche de l’alcool à friction, une voix qui dit que tout est parfait. Ça la rassure.
Ses joues ne lui appartiennent pas entièrement.
Quand elle tente un sourire, la bouche hésite, puis renonce.
Dans le couloir, un miroir.
Le visage qui la regarde est bien le sien, corrigé, mais amoché, violet et bleuî, verdâtre et jaune.
L’œil suit à peine le mouvement ; comme une photo qui se déploit dans le bain révélateur.
On lui répète : tout est normal, ça se passe même très bien.
Elle s’accroche à cette phrase comme on s’accroche à une rampe dans l’escalier de secours, par soir de grand vent.
La nuit, elle n’arrive pas à dormir sur le côté. La peau, sous les pansements, connaît un vocabulaire nouveau : serrage, traction, consentement forcé.
Quelque chose réajuste ses muscles, millimètre par millimètre, une géométrie qui prétend à la perfection, comme si c’était une évidence.
Elle note tout : température, gonflement, éclairs sourds au loin et l’écho fréquent. Le protocole rassure… la guérison suit son cours, tout est normal.
Pourtant, à l’aube, un bruit très bas file sous la peau , une électricité discrète, comme un essaim retenu.
Au jour 15, les lampes réagissent.
Dans la salle de bain, l’applique vacille quand elle approche.
Au supermarché, les néons vibrent à sa hauteur.
Elle plaisante avec la caissière.
La caissière ne l’entend pas. Elle quitte mais une part d’elle s’éternise.
La caissière sursaute, comme si quelqu’un venait de passer trop près derrière elle.
Le chirurgien regarde sans toucher. Phase inflammatoire, dit-il. Les tissus s’organisent.
Le mot “organisent” reste en elle.
Qui organise quoi?
Le soir, elle s’assoit face à la fenêtre.
La vitre lui renvoie une version d’elle-même avec un infime retard.
Quand elle lève la main, la main du reflet part un souffle après ; puis rattrape, puis devance, puis revient en place. Comme une pellicule de 8mm qui saute un peu avant de poursuivre sa lancée tranquillement sur sa roue …
(ah, là je viens de perdre les plus jeunes qui n’ont peut être même pas connu le DVD…)
Elle éteint les lumières.
La ville est un aquarium blanc où nagent les autres.
Les jours suivants, l’étrangeté perfectionne sa politesse.
Les portes automatiques s’ouvrent un peu trop tôt.
Les chiens s’écartent de son chemin sans la regarder.
Les ascenseurs l’attendent à l’étage où elle n’a pas encore décidé d’aller.
Dans la douche, l’eau glisse comme sur une surface huilée.
La peau n’absorbe plus.
Le parfum reste en suspension dans l’air, ne trouve pas d’endroit où se poser.
Les fils ne tirent plus. Ils conversent.
C’est une rumeur presque tendre, un froissement qui respire.
Elle penche la tête, colle sa joue contre la glace, écoute le frémissement remonter jusqu’à son oreille.
un crépitement ténu, régulier, proche du battement d’ailes d’un insecte enfermé.
Sous la tempe, quelque chose se met d’accord. Les bruits cessent.
Elle apprend à ne pas froncer le front. À réduire l’amplitude de chaque émotion au strict nécessaire.
Rire devient un geste administratif.
La colère, un clignement.
La tristesse, une panne de voix.
Le matin du jour 19, un incident : la commissure droite refuse l’angle prévu.
Le visage réajuste de force, ça crie en dedans, ça résiste, puis se soumet.
La peau, très doucement, se réoriente vers une version plus… juste.
La sensation est propre, clinique, une décision prise ailleurs, exécutée ici, malgré la douleur.
Elle ne dort plus.
Le sommeil ne vient pas quand la peau continue de bouger.
Sous l’épiderme, quelque chose travaille, tisse, ajuste.
Les cicatrices ont disparu depuis longtemps ; pourtant, la chair poursuit sa tâche.
Les sensations ont changé.
La chaleur du soleil lui brûle les os, le froid la fait luire.
Les parfums sont devenus des textures, les sons des couleurs.
Elle entend le sang des autres, le tic des articulations, le froissement des nerfs derrière les visages.
Le chirurgien avait promis un corps neuf.
Il a tenu parole : elle n’est plus celle qu’elle était.
Les cellules qu’il a greffées se multiplient sans fin, réécrivent tout, redessinent l’intérieur.
La peau a trouvé sa logique propre ; elle s’épaissit, se plisse en motifs inconnus.
Par endroits, elle respire à découvert, lisse, pores absents.
Elle s’observe sans peur : les doigts allongés, les tendons souples comme des fils d’eau.
Le visage s’est lissé jusqu’à l’abstraction.
Les traits ne signifient plus rien.
Ce n’est pas un masque, c’est une interface ; un langage sans mots.
Quand elle sort, les gens détournent les yeux, sans comprendre pourquoi.
Leur instinct les retient, comme face à une espèce qu’ils ne sauraient nommer.
Leur regard glisse, puis s’éteint.
Elle, elle les voit autrement : des corps anciens, aux angles durs, encore faits pour souffrir.
Le vent s’infiltre en elle, la lumière la traverse
Sa respiration s’est simplifiée ; elle n’a plus besoin de tant d’air.
Le cœur, lui, hésite.
Parfois il s’arrête quelques secondes, puis repart, plus lent, plus sûr.
Dans le silence du soir, elle touche la cicatrice initiale, le point zéro de sa mutation.
Rien ne bat plus là.
La ligne est froide, presque métallique, sans ombre.
Mais au creux du ventre, quelque chose répond : un second rythme, indépendant, précis, comme si le corps avait trouvé un autre centre.
Elle comprend sans joie.
L’humanité était une phase.
Le scalpel n’a fait que lever le couvercle.
Maintenant elle sait comment on peut naître deux fois, devenir autre que soi
Déjà elle ne pense plus comme avant.
Elle passe à un autre plan.
Elle se demande simplement combien d’autres suivront.
Enfin, le renouveau est complet… une autre occupe ce corps
Bodysnatcher