Le mot “chamane”, ça t’évoque quoi ?
Quelle image te vient en tête quand on parle de ces êtres à la frontière du visible et de l’invisible ? Je parie que tu vois un homme. Un homme au teint basané, avec des plumes sur la tête, des tatouages rituels, des os plantés un peu partout sur le corps. Peut-être même une sorte de géant mi-homme, mi- ours, vêtu d’une peau de renne, des bois sur le front, prêt à hurler à la lune comme dans un film de trop.

Et une femme chamane ?
Rien ? Tu doutes ?
Ou alors c’est une autre figure qui s’impose : la sorcière? Le chaudron qui bouillonne, la bave de crapaud, les pattes d’araignée, les sorts jetés à la volée? Bref, pas exactement la figure d’une guérisseuse ou d’une médiatrice respectée.
Et pourtant…
Il y a peu de temps j’ai découvert tout un pan de l’histoire — et du présent — que personne ne m’avait raconté avant.
Les femmes chamanes ont toujours existé. Partout. Tout le temps.
De l’Arctique inuit aux montagnes de Mongolie, des forêts amazoniennes aux cités mayas, en passant par la Corée, la Chine ancienne, les peuples autochtones des Amériques ou les steppes sibériennes, elles ont été là, puissantes, visionnaires, agissantes.
Mais on les a effacées. Rayées des récits. Invisibilisées jusqu’à l’oubli.
Par les explorateurs, les missionnaires, les anthropologues.
Parce qu’elles étaient femmes.
Parce que, dans une histoire racontée par des hommes européens, pour des hommes européens, leur savoir dérangeait. Leur pouvoir aussi: le chamanisme étant une forme de pouvoir, et le pouvoir, dans sa conception politique étant une affaire d’hommes, les femmes furent reléguées aux marges : vieilles sages un peu excentriques, gardiennes du foyer, accoucheuses de l’ombre, des sorcières ordinaires, quoi…
Ces hommes venus d’Europe ne se doutaient pas que le pouvoir n’est pas partout défini dans un rapport de domination. Dans certaines sociétés où la réciprocité et la qualité morale des relations priment, les rôles masculins et féminins ont une valeur équivalente, sans hiérarchie. Le symbolisme du genre ne traduit pas une opposition de statuts, mais une interdépendance.
Mais, voilà, à cette époque, quand ces femmes apparaissaient dans les récits, c’était presque toujours par la petite porte : assistantes, épouses, sorcières, folles — rarement chamanes à part entière.
Heureusement, ça commence à changer.
Des chercheures, des chercheures (oui, deux fois), et des femmes autochtones aussi, ont entrepris de les faire réapparaître. Lentement.
Elles montrent qu’on peut — qu’on doit — repenser le chamanisme au-delà des vieux modèles occidentaux qui opposent nature et culture, masculin et féminin, passivité et action, privé et sacré.
J’ai récemment découvert l’ampleur de ce refoulement historique — et la richesse des figures féminines longtemps tenues dans l’ombre.
Les femmes chamanes ne sont pas des exceptions. Elles sont une part essentielle, oubliée puis retrouvée, du monde chamanique.
Et maintenant qu’on les voit, comment pourrait-on les taire ?
Les recherches et les travaux récents confirment ce déplacement théorique à partir de divers cas. Dans la société pano-amazonienne Shipibo-Konibo, on retrouve des femmes chamanes actives, respectées, engagées dans des pratiques de médiation avec les esprits aussi complexes et risquées que celles de leurs homologues masculins. Anne-Marie Colpron nous apprend que certaines sont initiées jeunes, tout en étant mères, défiant les tabous liés à la menstruation ou à la maternité, éléments qui, selon nos anthropologues masculins d’antan, les préviendraient de tout travail en rapport avec le chamanisme. Leur pouvoir dépend pourtant de leur relation dynamique avec les plantes, les animaux, les ancêtres et les autres humains, rien à voir avec leur condition de femme. Elles sont des “diplomates ontologiques” (Colpron, 2018), capable de naviguer entre diverses réalités.
Ce que ces femmes chamanes nous montrent, c’est que le genre n’a pas besoin d’être un rapport de force, ni le pouvoir une affaire de conquête. En Amazonie, le corps n’est pas quelque chose qu’on reçoit tout fait : il se façonne peu à peu, à travers ce qu’on mange, ce qu’on apprend, ce qu’on évite, les plantes qu’on ingère, les soins, les tabous, les rituels.
Et chez les Inuit, Saladin d’Anglure raconte qu’un enfant peut même être reconnu comme appartenant à l’autre sexe dès la naissance. On appelle ça sipiniq. Parfois, c’est un rêve, un signe, ou même le nom d’un ancêtre donné au bébé qui pousse à ce changement. Et ce n’est pas vu comme un problème : c’est simplement une autre manière d’être au monde, dans une culture où le genre, les ancêtres et les esprits sont étroitement liés.
On retrouve cette même logique relationnelle dans un récit rapporté par Barbara Tedlock, chez les Iñupiat d’Alaska. Une femme chamane y participe à la chasse non pas en prenant les armes, mais en établissant une relation directe avec la baleine, par un rituel qui vise à ce que l’animal accepte de se laisser prendre. Ce n’est pas un rapport de force, mais une alliance. Une entente entre vivants. La chamane agit ici comme médiatrice entre les mondes, dans une cosmologie où le pouvoir se pense comme relation, et non comme domination.
Être chamane au féminin, ce n’est donc pas faire “comme un homme” : c’est porter autrement ce pouvoir de transformation, de lien, de passage entre les mondes.
Les femmes chamanes ne sont pas une invention récente ni un effet de mode lié à la mondialisation. Elles ont toujours été là. Si on les a si peu vues, c’est surtout à cause des filtres culturels et des biais dans la manière dont le savoir a été produit, raconté, transmis.
Aujourd’hui, grâce aux recherches de terrain, aux approches critiques du genre et à de nouvelles façons de penser les relations entre humains et non-humains, on commence enfin à leur redonner la place qu’elles occupent depuis toujours.
Et à travers elles, ce n’est pas le chamanisme qui change, mais notre manière de le comprendre. On y découvre un espace vivant, en mouvement, fait de passages, de soins, de relations tissées entre les mondes loin des cadres rigides et des oppositions binaires que la pensée occidentale a longtemps plaqués sur lui.
Les femmes chamanes sont là, tout simplement, parce qu’elles ont toujours été là. Elles prolongent un savoir du lien, du vivant, de l’équilibre — un savoir qui ne se pense pas en termes de pouvoir ou de domination, mais de résonance, de circulation, de coappartenance.
Voir les femmes chamanes, ce n’est pas simplement réparer un oubli. C’est désapprendre ce qu’on croyait savoir. C’est laisser émerger d’autres formes de pensée, d’autres manières d’habiter le monde, où l’équilibre ne s’impose pas, il se tisse.
Bibliographie
Colpron, Anne-Marie, « Chamanisme féminin « contre nature » ? Menstruation, gestation et femmes chamanes parmi les Shipibo-Conibo de l’Amazonie occidentale», dans Journal de la Société des américanistes, 92-1 et 2, 2006, p. 203-235.
Colpron, Anne-Marie, « Neither Witches nor Charlatans: Subverting Stereotypes of Shipibo-Konibo Women Shamans in Western Amazonia », dans Shamanism and Vulnerability, dir. Atreyee Sen & Rosalind Morris, Palgrave Macmillan, 2018, p. 109–128.
Overing, Joanna, « Men Control Women? The ‘Catch 22’ in the Analysis of Gender », dans Power and Gender in Amazonia: Exploratory Essays, dir. John Gledhill, Barry Richard & Joanna Overing, Routledge, 2000, p. 30–48.
Saladin d’Anglure, Bernard, «Du fœtus au chamane : la construction d’un “troisième sexe” inuit », Anthropologie et Sociétés, vol. 27, no 2, 2003, p. 67–87.
Tedlock, Barbara, « Summoning Whales, Serpents, and Bears: Women Shamans in History », dans Women Shamans: Initiation, Healing, and the Sacred, Rochester: Inner Traditions, 2005, p. 29–57.