Noël en bleu et vert
Ceux qui veillent
À l’hôpital (oui, encore, c’est mon quotidien en cette fin d’année), il n’y a pas de décor de Noël, à part un sapin au rez-de-chaussée, chétif, en bleu et vert. C’est loin d’être joyeux.
Mais il y a des corps. Des multitudes de corps. Des corps de toutes les tailles, de toutes les formes.
J’y ai surtout vu des vieux très vieux, hommes et femmes mêlés, en jaquette ouverte, le dos nu, parfois le sexe exposé sans que personne n’ait plus la force de s’en offusquer. Qu’est-ce qu’un sexe désérotisé, sinon de la chair devenue neutre?
Des couches trop pleines, qui pendent, qui coulent. Des jambes maigres, aux pieds casqués de petits bas noir sales. Des ventres gonflés d’eau. Des bras tachés de bleu et de jaune, aiguilles serties dans les veines, longs tubes souillés serpentant sur des draps trop minces.
Des corps devenus publics malgré eux.
La vulnérabilité n’a rien de noble. Elle est sale, elle est bruyante, elle sent mauvais. Elle est laide. Elle crie, elle pleure, elle gémit dans des langues oubliées ou dans un français réduit à quelques mots urgents : mal, encore, aidez-moi, y a quelqu’un ?
La peur circule comme une fièvre. Elle n’est pas toujours spectaculaire, mais trop souvent muette. Elle est dans des yeux qui cherchent quelqu’un, n’importe qui, pour confirmer qu’on est encore vivant, encore vu, reconnu comme humain, faisant partie du monde terrestre. Encore.
Et au milieu de tout ça, il y a elleux.
Les aides-soignant•es et tou•tes les autres. Infirmier·es, auxiliaires, concierges, cuisinier•es, gardien•nes, bénévoles.
Présent•es. Constant•es. Infatigables.
Ielles soulèvent, lavent, changent, consolent.
Ielles parlent doucement, avec des accents de partout.
J’ai vu un géant maghrébin, tuque enfoncée jusqu’aux yeux, en uniforme d’infirmier rouge Noël, nourrir un vieillard à la petite cuillère, avec toute la tendresse du monde, pour cet étranger éphémère confié à ses gestes et à sa voix.
J’ai vu une toute petite femme asiatique manœuvrer, d’une main sûre et experte, un corps pouvant la contenir trois fois, afin de changer une alèse sans faire lever la patiente.
Ielles répètent les mêmes gestes des dizaines de fois, sans dégoût apparent, sans colère visible.
Ielles appellent les gens madame, monsieur, même quand il ne reste presque plus rien de la personne sociale, même quand l’être devant eux tente de les humilier, de les rabaisser, par douleur, par peur, par frustration, par ignorance.
Ielles viennent presque tous d’ailleurs.
Afrique du Nord, Afrique de l’Ouest, peut-être du Sud.
Asie aussi. Je ne saurais nommer les pays.
Parfois de ces îles dépeuplées de leurs natifs, repeuplée d’êtres arrachés à un continent il y a trois cents ans, vendus, déplacés, dépossédés, puis laissés seul•es à payer le prix d’une liberté gagnée dans la douleur.
Et plusieurs sont sûrement né•es ici.
Ce sont elleux qui tiennent l’hôpital debout.
Ce sont elleux qui reçoivent les corps défaits, les nôtres, ceux de nos parents, de nos vieux, de notre avenir.
Mon corps demain, peut-être. Le vôtre aussi.
Et ce sont aussi elleux que notre gouvernement se plaît à pointer du doigt pour expliquer tous nos échecs : la crise du logement, celle de l’éducation, et jusqu’à leur foi, jugée trop voyante, au point qu’un voile, porté par une femme travaillant auprès de jeunes enfants, devienne une menace symbolique.
J’ai eu des enseignantes religieuses catholiques, cornette et croix géante au cou. Je ne suis pas devenue nonne pour autant.
Mais voilà : les dirigeants parlent et agissent comme s’ils étaient trop nombreux.
Comme s’ils coûtaient trop cher.
Comme s’ils prenaient trop de place.
À l’hôpital, avant Noël, j’ai vu clair.
J’ai vu qui prend soin quand tout s’effondre. J’ai vu qui nettoie ce que personne ne veut regarder. J’ai vu qui reste quand il n’y a plus rien à gagner, ni prestige, ni confort, ni reconnaissance.
Il n’y a pas de discours possible face à ça.
Seulement une dette.
Et une honte, peut-être, de ne pas la nommer assez fort.



Je pourrais bien voir ce texte sur la page Facebook Spotted: Soigner au Québec, mais ce sont des publications anonymes. Beaucoup de gens pourraient apprécier ce texte, selon moi!
Joyeuses fêtes Johanne! ❄️ (j’en suis à la moitié Des anges mineurs!)
Émotion et solidarité