Octobre est ce seuil fragile où la lumière décline. Chaque jour, l’ombre gagne du terrain, les arbres se dépouillent, la terre respire l’humus, et la nuit devient plus dense.
C’est alors que s’avance une peur plus ancienne que les masques d’Halloween : une peur sourde, qui surgit dans un silence trop lourd, dans une ombre qui dure, dans un choix qu’on regrette, dans une menace qu’on ne peut nommer.
Ce mois-ci, je lui tends la main. Je la suivrai en fragments, en récits, en éclats, comme des lueurs vacillantes dans l’obscurité.
Et pour commencer, voici une nuit de février où la peur m’a abandonnée, avant de revenir au galop.
Un petit ❤️ est toujours bienvenue, encouragement à d’autres histoires, sages ou folles, rassurantes ou inquiétantes!
Puerto Plata, 1994.
La discothèque portait un nom qui sonnait comme un présage : The Twilight Zone. J’entendais encore résonner en moi les paroles sibyllines d’un amant hougan (ce récit viendra plus tard) dont les gestes obscurs m’avaient laissée traversée d’inquiétude. Ce soir-là, pour tenter d’échapper à son emprise invisible, je m’étais jetée dans les bras d’un autre : un jeune G.O., tout en sourires, distraction légère, amant de vacances improvisé.
Quand la musique s’est tue, Tiburón ou peut-être Baby don’t hurt me,je ne saurais dire, il m’a emmenée en moto. Un village quelconque, des palmiers. Sa case de béton. Ses yeux pleins d’étoiles, sa bouche en cœur. Quatre murs nus. Pas une fenêtre. Il s’est effondré sur le lit et le sommeil alcoolique l’a englouti aussitôt. J’ai tenté de le secouer, rien. Sa respiration, lente et lourde, paraissait étrangère à son corps.
Agacée, j’ai décidé de partir. Pas question de passer la nuit dans ce mausolée lugubre à côté d’un gars ivre-mort.
Alors j’ai ouvert la porte.
La jungle m’accueillit d’un souffle chaud, saturé de sel et d’humidité. Les feuillages bruissaient comme s’ils portaient en eux un langage secret. Je marchais sans crainte, persuadée qu’une route s’ouvrirait bientôt, qu’un taxi apparaitrait au milieu de nulle part. Je ne ressentais aucune peur malgré la nuit, la solitude, le pays étranger. Je n’avais qu’un désir, celui de retrouver ma chambre d’hôtel, le calme de mon lit. En moi, il n’y avait que le vide où aurait pourtant dû s’éveiller la panique.
Ce fut d’abord un discret frôlement qui attira mon attention, puis un glissement. L’ombre autour se peupla de formes.
Un froissement, à gauche. Un autre, derrière moi, subtil.
J’ai ralenti.
Les ombres bougeaient. Quelque chose me suivait.
Un chien famélique apparut. Et puis un deuxième est sorti de la noirceur.
Et un troisième.
Puis une multitude. Ils m’entouraient sans bruit, leurs yeux phosphorescents allumés comme autant de lanternes funéraires. Leurs silhouettes semblaient se tordre, hésitant entre chair et fumée.
Et je me suis rendu compte que je n’étais pas suivie.
J’étais encerclée.
L’un d’eux s’approcha si près que je sentis sur ma peau la dureté de son croc. L’haleine de pourriture qui s’exhalait de sa gueule entrouverte monta dans l’air humide. Et dans leurs regards, je vis qu’ils n’attendaient pas ma fuite. Ils attendaient mon abandon.
Alors, pour la première fois, la peur jaillit. Tardive, brûlante, déchirante.
J’ai reculé, pas après pas, jusqu’à la case de béton, souhaitant très fort ne pas me découvrir enfermé dehors. Sitôt la porte ouverte, je l’ai claqué de toute mes forces. Le petit G.O. dormait toujours, immobile, cadavre respirant, inconscient du drame qui se jouait à quelques pas de son lit.
J’ai attendu l’aube, le dos au mur. Mais au matin, le soleil n’a rien dissipé : sur le seuil, les traces demeuraient. Pattes énormes, griffes profondément ancrées. Et en les voyant, une certitude m’a traversée, froide comme une lame :
Ils n’étaient pas là par hasard.
Ils m’avaient trouvée.
Et ils reviendraient.