Troisième article sur le chamanisme… Le premier ici…. et le second, là…
Oui j’ai été vraiment passionnée, interpelée par cet apprentissage tellement étranger à mes préoccupations quotidiennes. Le sujet occupe encore grandement mes pensées et a changé ma vision sur notre place dans le monde, en plus de créer un sentiment de révolte envers notre manière occidentale d’interagir avec la planète et les autres entités qui l’habitent. La réalisation de notre manque d’écoute et du mépris constant pratiqué envers ceux qui peuvent nous apporter tellement de connaissances sur le bien vivre dans ce monde, la vision inaltérable que nous avons en fait tout ce qu’il faut pour survivre en conservant l’équilibre vital entre consommation et économie des ressources, cet équilibre depuis trop longtemps ignoré, au point de non retour, disons-le, m’a profondément secoué.
On l’a déjà dit, le chamanisme a d’abord été vu comme une représentation du spirituel, et le chamane réduit à un « prêtre primitif » intervenant entre le surnaturel et une communauté supposée ignorante des lois naturelles. L’anthropologie, en renouvelant ses manières d’aborder les réalités, a peu à peu proposé des approches plus sensibles à la richesse ontologique des mondes autochtones.
Le tournant ontologique, porté notamment par l’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro, invite, à travers le perspectivisme amérindien, à repenser ces pratiques comme des formes d’être au monde.
Chaque entité, humaine ou non, perçoit le monde depuis son propre point de vue. Dans cet univers multinaturel, les chamanes peuvent adopter temporairement d’autres formes de perception et relier des réalités distinctes. Le perspectivisme permet ainsi de dépasser les oppositions classiques entre nature et culture, sujet et objet. Il ne s’agit pas d’un monde unique interprété différemment selon les cultures, mais de mondes multiples, chacun doté de sa propre cohérence, fondée sur une expérience située et une corporéité spécifique. Ce sont ces réalités différentes, qui coexistent sans pouvoir être ramenées à une seule logique commune, que l’on désigne sous le nom de pluralisme ontologique.
La pensée naturaliste moderne repose sur une opposition entre nature, commune à tous les êtres, et culture, réservée aux humains. Seuls ces derniers sont censés posséder esprit, langage et subjectivité, les autres étant réduits à des objets ou à des mécanismes. Le perspectivisme amérindien renverse cette logique : tous les êtres sont des sujets, mais ce qui les différencie, c’est leur corps, qui détermine leur manière de percevoir et d’habiter le monde. Le langage ou l’intention ne sont pas réservés aux humains, mais partagés par d’autres êtres. Cette conception s’éloigne des oppositions classiques de la pensée occidentale et propose une vision plus relationnelle et incarnée de l’existence.
« Pour les Indiens, quand un jaguar se voit dans le miroir, il voit un homme [1]». Un jaguar voit l’humain comme une proie, car c’est ainsi qu’il perçoit le monde. Ce même humain, dans un autre contexte, peut à son tour adopter un regard de prédateur. Chaque être voit le monde selon sa place et sa manière d’exister. On retrouve cette logique dans des situations humaines : une femme peut se sentir confiante au travail, mais vulnérable en marchant seule la nuit. Le contexte et le corps façonnent la perception.
Dans un monde fondé sur des perspectives multiples, une question se pose : qui peut circuler entre ces réalités sans s’y perdre ? C’est là qu’intervient le chamane.
Le chamane occupe une place singulière : il peut adopter d’autres manières de percevoir le monde sans perdre son identité. Il ne devient pas jaguar ou esprit au sens biologique, mais incorpore temporairement leur point de vue.
Cette faculté repose sur une maîtrise des transformations corporelles et sensorielles, activée par des chants, des danses, des plantes ou des masques rituels. Le corps devient alors un support de passage, un outil de perception, qui lui permet de circuler entre des réalités sans les confondre.
Les vêtements animaux que les chamanes revêtent pour se déplacer dans le cosmos ne sont pas des déguisements, mais des instruments: ils s’apparentent aux équipements de plongée ou aux combinaisons spatiales, non aux masques de carnaval. En portant un scaphandre, on cherche à pouvoir agir comme le poisson qui respire sous l’eau, et non pas à se dissimuler sous une forme étrange » (Viveiros de Castro, 1998, 453).
C’est ce qui fait de lui une figure centrale dans les sociétés amazoniennes : il négocie avec les esprits, veille à l’harmonie entre les êtres, et relie des mondes hétérogènes sans les réduire les uns aux autres. Son action ne repose pas seulement sur la parole ou le savoir spirituel, mais aussi sur des supports matériels : corps, objets, ornements. Dans cette vision du monde, qu’on peut dire cosmopolitique, la relation passe par ce qui se porte, se touche ou s’échange. Objets et corps participent à la construction de la personne et du monde vécu.
Dans plusieurs sociétés amazoniennes, on ne naît pas ‘personne’ : on le devient à travers les relations et les marques visibles sur le corps. Cette idée s’oppose à la conception occidentale d’un individu autonome et déjà formé. Les ornements — colliers, peintures, coiffes — ne sont pas décoratifs, mais participent activement à la fabrication de la personne. Chez les Mamaindê, comme l’a montré Joanna Miller, ces objets incarnent des relations sociales et marquent des transformations d’identité, notamment lors des rituels d’initiation. Pour les jeunes filles, par exemple, les ornements ne signalent pas seulement le passage à l’âge adulte : ils transforment le statut social. Le corps devient une surface où s’inscrivent les liens et les attentes des autres.
When the girl finally emerges [...] her parents [...] often call her affectionately “my thing” (da wasain’ du). [...] [the ornaments] are identified with the girl to such an extent that both become a single “thing” (wasain’ du). [...] or nusa wekkina’a (“that which we make”, literally“our makings”) (Miller, 2009, 65;67).
Cette conception relationnelle de la personne qui se fabrique par le contact s’étend aussi aux objets, que l'on voit parfois porteurs d’intention, de mémoire ou de pouvoir. Fernando Santos-Granero parle d’un mode d’existence animé des choses, où les objets entrent en relation et peuvent même exprimer une forme de subjectivité. Il m’arrive d’en faire l’expérience : quand un objet semble refuser de fonctionner, ou qu’une tasse de café, pourtant posée avec soin, « choisit » de tomber, comme si elle s’opposait à l’usage qu’on voulait en faire. Dans ce contexte, un objet n’est jamais purement matériel ou utilitaire. Il peut prolonger le corps, porter une mémoire ou servir de lien entre humains et non-humains. Certains objets — flûtes sacrées, colliers rituels, pierres chamaniques — semblent dotés d’une vie propre : ils attirent, protègent, menacent ou transmettent. Ils s’inscrivent dans un réseau d’êtres qui participent ensemble à la construction du monde vécu. Ces conceptions révèlent un continuum entre humains, non-humains et artefacts, où la subjectivité circule, se partage et se transforme. Le chamane, au centre de cette dynamique, ne se distingue pas seulement par ses voyages entre les mondes, mais aussi par son lien à ces objets puissants, qu’il active, porte, écoute ou mobilise. Certains servent de relais aux esprits, d’autres conservent des savoirs invisibles ou deviennent des outils d’intercession. La relation entre corps, objets et environnement n’est jamais figée : elle est mouvante, incarnée, toujours située. C’est à travers ce tissage de liens et de perceptions que se forment les relations et que la subjectivité prend corps dans le monde amérindien.
Le perspectivisme amérindien invite à repenser le chamanisme non comme une croyance exotique, mais comme une manière cohérente d’habiter un monde peuplé de perspectives multiples. Il remet en cause les oppositions classiques entre nature et culture, humain et non-humain, sujet et objet. En révélant la richesse relationnelle de ces mondes, il ouvre la voie à une lecture cosmopolitique du réel, où l’humain n’est plus le seul centre, mais un point de vue parmi d’autres.
Bibliographie
Legros, Martin, « Eduardo Viveiros de Castro: ‘Pour les Indiens, quand un jaguar se voit dans le miroir, il voit un homme’ », Philosophie Magazine, 9 juin 2020, [en ligne], <https://www.fabula.org/acta/document9435.php>, consulté le 24 juin 2025.
Miller, Joana, « Things as Persons: Body Ornaments and Alterity among the Mamaindê » dans F. Santos-Granero (éd.) The Occult Life of Things, Tucson, University of Arizona Press, 2009, p.60-80.
Santos-Granero, Fernando (éd.), The Occult Life of Things, Tucson, University of Arizona Press, 2009, 277 p.
Viveiros de Castro, Eduardo, « Perspectivisme et multinaturalisme en Amazonie indigène », dans Journal des anthropologues, N° 138-139, 2014, p. 161-181.
[1] Propos de Viveiros de Castro recueilli par Martin Legros
Merci pour cette belle synthèse sur le chamanisme qui m'intéresse depuis quelques temps... mais que je n'avais jamais pris le temps de découvrir !
C'est en effet un mode de relation à la nature qui me semble une belle source d'inspiration pour nous aujourd'hui.