Le chamanisme, c'est New Age?
Dans mon cours sur le chamanisme, j’ai appris beaucoup de chose. La plus importante à mes yeux est la prise de conscience des stéréotypes attachés au sujet ainsi que des conceptions erronées, souvent romantisées de ce qu’est le rôle du chamane.
Loin de l’idée occidentale de l’être tout entier dédié à une recherche spirituelle individuelle dans un état de transe quasi permanent, loin des visées psycho-pop de croissance personnelle au goût d’ayahuasca ou de peyolt, le chamane est avant tout un médiateur qui négocie le bien-être de sa communauté avec les esprits. Il est le représentant de son groupe et son travail est d’apporter la chance pour ce groupe en discutant des modalités de vivre et se nourrir avec les esprits de la forêt. Les dits esprits ne sont pas seulement ceux des morts, mais bien ceux de toutes les entités humaines ou non-humaines, vivantes ou pas qui existent, les éléments inclus, dans une perception animiste du monde. Le chamane doit assurer l’équilibre entre ce qui est pris et ce qui est rendu afin de se garder les bonnes grâces de son peuple ainsi que celles du Maître du Gibier.
Je traite, dans cet essai, de la provenance de cette perception du chamanisme et de la manière dont certains chercheurs contemporains tentent de rétablir certains faits.
Chamane, au-delà de la transe
Présent sur plusieurs continents, le chamanisme désigne un ensemble de pratiques observées chez de nombreux peuples autochtones, de la Sibérie à l’Amazonie. Le terme « chamane », dérivé du mot saman, utilisé chez les Toungouses de Sibérie, a été adopté au XIXᵉ siècle comme cadre théorique, avant d’être généralisé à des phénomènes similaires à travers le monde. Ces manifestations ont été associées à l’animisme, une religion dite primitive supposant que tous, vivant ou non, possèdent une âme. Les premières descriptions connues du chamanisme proviennent de missionnaires et d’explorateurs, dans des récits influencés par des objectifs de conversion ou d’exploitation. Les chamanes, perçus comme des concurrents spirituels, furent assimilés au diable ou à la sorcellerie par les uns et à des guérisseurs par les autres du fait de leurs connaissances des plantes médicinales. Les premières études savantes se basèrent donc sur des sources indirectes, teintées par les préjugés de l’époque.
Pour comprendre les limites de cette vision, il faut revenir aux écrits fondateurs d’Arnold Van Gennep et de Mircea Eliade, qui ont influencé les premiers travaux scientifiques. Ceux-ci ont contribué à donner une image du chamanisme centrée sur la figure du chamane, détachée de son contexte social. Ils ont interprété ces observations avec les préjugés de leur époque. Ils ont réduit la pratique chamanique à une expérience individuelle ou à des archétypes spirituels. Ceci a conduit à une vision partielle du chamanisme d’où la dimension collective et relationnelle est absente. En insistant sur la maladie, la transe ou la quête intérieure, ces auteurs ont dépeint le chamane comme figure mystique isolée. Cette interprétation mérite d’être revisitée à la lumière d’approches plus récentes.
La vision partagée par Van Gennep et Eliade présente en effet le chamane comme un acteur d’une pratique religieuse individuelle, centrée sur une quête mystique ou un rôle rituel. Van Gennep ne considère pas le chamanisme comme une religion en soi, mais plutôt comme une manifestation particulière liée à l’animisme, dans laquelle le chamane joue un rôle de fonction: « Le chamane, on le sait, est un sorcier qui ne se distingue en rien, essentiellement, des hommes-médecine amérindiens, nègres, malais, etc. De sorte que le mot dérivé: chamanisme signifie... quoi donc? Qu'on adore les sorciers et qu'on leur rend un culte? » (Van Gennep, 1903, 5).
Pour Eliade, historien des religions, le chamane est un malade qui a maîtrisé sa maladie, il en connait les rouages, ce qui lui permet de guérir les autres. Toutes maladies sont les conséquences d’une perte de l’âme et pour la récupérer, le chamane doit voyager dans l’au-delà. Ce voyage se fait par la transe, une « technique de l’ascension » s’il monte au ciel, ou « de la descente » (Eliade, 1946, 36) s’il doit aller aux enfers. Cette technique, colorée de religiosité chrétienne, est associée à un état altéré de conscience contrôlé, menant le chamane à l’extase. Le vocabulaire d’Eliade, à connotation mystique, a contribué à populariser, en Occident, une image idéalisée du chamanisme, celle d’un retour harmonieux à la nature, au mieux-être, image qui donna naissance au phénomène du Nouvel Âge.
Ces représentations s’enracinaient dans l’approche évolutionniste dominante au XIXᵉ et au début du XXᵉ siècle. On y voyait alors les pratiques religieuses dans un contexte évolutif passant d’un stade primitif vers une forme plus rationnelle et organisée. Dans cette perspective, les figures religieuses associées aux sociétés chamaniques ont été interprétées à partir des critères occidentaux valorisant l’intériorité et la spiritualité abstraite. Cela a mené à une interprétation déformée du chamanisme et du chamane, le faisant passer « du sauvage au fou » (Hamayon, 1995, 177), tout en négligeant sa dimension relationnelle et culturelle. C’est justement ce que des chercheurs comme Roberte Hamayon, ethnologue française contemporaine, vont tenter de démontrer, en replaçant le chamanisme dans son contexte tout en proposant une approche qui tente de sortir de l’ethnocentrisme occidental.
Contrairement à Van Gennep et Eliade, R. Hamayon a effectué de longues enquêtes de terrain auprès de peuples de chasseurs en Sibérie. Au cours de ces séjours, elle a observé le chamanisme dans sa pratique vivante, dans une économie de chasse, loin de la perspective occidentale. Dans Le jeu de la vie et de la mort (1992), elle affirme que les descriptions du chamanisme fabriquées par l’Occident « ont le tort de réduire le phénomène chamanique au personnage du chamane et de borner son action au psychisme individuel [qui] ne reflète guère les réalités des sociétés chamanistes » (Hamayon, 1992, 63). Elle montre que le chamanisme sibérien s’inscrit dans un système de réciprocité et de relations entre humains, ancêtres et esprits de la nature, organisé autour d’une logique holiste. Le chamane n’agit donc pas en solitaire : il est mandaté par sa communauté. Il agit en réponse à un besoin collectif inscrit dans un système socioculturel partagé : « Dans sa tradition, le chamane est le porte-parole de sa communauté; il ne saurait officier sans sa participation active, car il agit en son nom » (Hamayon, 1992, 64). Le chamane est un lien entre sa communauté et le Maître du gibier. Dans un autre essai, Pour en finir avec la "transe" et l'extase dans l'étude du chamanisme (1995), Hamayon critique l’obsession des chercheurs occidentaux pour les états altérés de conscience. Elle s’attarde en particulier sur l’idée d’une « extase » individuelle comme essence du chamanisme. Sans rejeter totalement l’idée de transe, elle souligne que cette approche, largement popularisée par Eliade, fut récupérée par les mouvements de néochamanisme. L'idée de la transe « présentée comme une technique (une recette) de création? de “ développement personnel ” [...], voire d'acquisition de “ pouvoirs” propres à servir des buts de promotion personnelle » (Hamayon, 1995, 179) oblitère totalement les fonctions sociales du chamane et va à l’encontre de celles-ci, car le chamane ne travaille pas pour lui-même, mais bien pour sa communauté. Elle a de plus constaté que l’état de transe n’est pas toujours central ni recherché et qu’il doit être compris comme un jeu où l’individu entre dans une autre réalité, qui comporte ses règles et sa logique propres. C’est l’efficacité rituelle qui importe: le chamane agit en conformité avec les codes définis par la conception du monde de son groupe et il doit obtenir des résultats satisfaisants pour tous dans un esprit de réciprocité avec les esprits des animaux et le Maître du gibier. Il doit s’assurer que la chance accompagne le groupe le temps de son mandat (Hamayon, 1992, 66), autrement, il sera remplacé. Par ces analyses, Hamayon réaffirme que le chamanisme est un phénomène social, structuré par l’alliance entre humains et non-humains, entre vivants et morts. Son travail démontre la nécessité d’aborder le chamanisme comme un ensemble de relations porteuses de sens propres à une culture.
Il est clair que les approches de Van Gennep et d’Eliade ont longtemps influencé la manière de penser le chamanisme, en mettant l’accent sur l’individu, la transe et une quête spirituelle personnelle. Les travaux de Roberte Hamayon permettent de corriger cette perception en montrant que le chamanisme est d’abord une pratique sociale dans une culture donnée et que le rôle du chamane prend son sens à travers les relations qu’il entretient avec les membres du groupe et eux avec lui. Ces travaux ont ainsi ouvert la voie aux recherches qui ont suivi en démontrant l’importance de la prise en compte des contextes locaux afin d’aborder le concept dans les termes mêmes de ceux qui le vivent, dans une approche réflexive. Comprendre le chamanisme, c’est aussi apprendre à voir le monde autrement, à travers les yeux des sociétés qui le pratiquent.
Bibliographie
Eliade, Mircea, « Le problème du chamanisme », Revue de l’histoire des religions, numéro 13, 1946, p. 5-52
Hamayon, Roberte, « Le jeu de la vie et de la mort. Enjeu du chamanisme sibérien », Diogène, numéro 158, 1992, p. 63-77
Hamayon, Roberte, « Pour en finir avec la « transe » et « l'extase » dans l'étude du chamanisme, Études mongoles et sibériennes, numéro 26, 1995, p. 155-190
Van Gennep, Arnold, « De l’emploi du mot ‘chamanisme’ ». Revue de l’histoire des religions, numéro 47, 1903, p. 51-57