Avant-propos
Daniel Paul Schreber (1842-1911) fut un magistrat allemand, président de cour d’appel et esprit méthodique. Rien ne le prédestinait à la folie. Pourtant, à la fin du XIXᵉ siècle, la lumière se met à lui parler.
Dieu, dit-il, communique avec lui par les rayons du soleil, lui ordonnant de devenir femme pour régénérer l’humanité.
Interné à Leipzig, il consigne tout : les voix, les nerfs, la transfiguration lente du corps sous l’œil divin. De ces années de délire naîtra un livre unique : Mémoires d’un névropathe (1903), à la fois traité mystique et autopsie de l’âme.
Freud s’en emparera, Lacan aussi, fascinés par cette folie qui pense.
C’est à partir de cette clarté dévastée, de ce vertige entre foi et dissolution, qu’a pris forme le conte qui suit.
Préambule
J’ai rencontré son nom dans un plan de cours intitulé Littérature et psychanalyse que je n’ai jamais suivi, il était de trop dans mon cheminement. J’avais déjà acheté les livres au programme et je les ai feuilleté un peu, sans plus…
Puis Schreber est revenu plus tard, il y a quelques semaines, dans le mémoire d’Isabelle Fortier / Nelly Arcan, dont j’étudie actuellement le corpus. Une coïncidence, sans doute. Ou peut-être simplement le signe que certaines figures, une fois croisées, continuent de nous observer depuis l’autre côté.
Ça peut sembler étrange d’inclure ce texte dans mes contes d’octobre, mais la folie est, pour moi, une des expériences les plus horrifiantes à vivre.
Perdre le contrôle de soi, entièrement, se perdre dans une altérité autonome et indépendante, ne pas s’y reconnaître, c’est sans doute la forme la plus pure et la plus terrifiante de la peur. Il n’est pas étonnant que certains cherchent à y donner un sens.
Le Jardin de Schreber
Dieu n’est pas descendu du ciel. C’est le ciel qui s’est ouvert en lui.
Un matin, la lumière s’est mise à respirer à travers sa peau.
Pas une lumière douce, une lumière d’ordre.
Les anges parlaient en faisceaux, en structures, en rayons. Leurs voix se nouaient dans ses nerfs comme des fils de cuivre.
Ils disaient :
— Prépare-toi. Le monde a besoin d’un nouveau sein. Tu seras la matrice du salut.
Alors Schreber a tendu le cou, offert sa gorge à l’éclat. Sa chair s’est mise à se retourner, lentement, comme une fleur sous anesthésie.
Chaque cellule, chaque fibre, recevait une injonction :
— Deviens femme. Reçois le Verbe.
Les murs de l’asile se sont effacés.
Il ne restait qu’un champ de lumière, un jardin de nerfs en fleurs, vibrant d’ordres divins.
Il ne souffrait plus. Ou plutôt, il souffrait pour le monde.
Ses os s’ouvraient comme des portes, sa bouche ne parlait plus que dans la langue du Ciel, faite d’étincelles et de murmures électriques.
On le disait fou.
Mais il savait que Dieu ne parle qu’à ceux dont l’esprit s’est fendu.
Et, dans la fente, il avait trouvé la lumière.
Tout d’abord, un frémissement discret au bas du ventre. Une palpitation de feu, comme si une étoile avait germé sous la peau. Puis la chaleur. Une montée d’or, brûlante, verticale.
Les nerfs vibraient comme des cordes de harpe céleste.
Il n’y avait plus d’homme, plus de sexe, qu’une fente de lumière, un sillon où passait la parole divine.
Chaque mot de Dieu s’y inscrivait comme un spasme de clarté.
Il ne comprenait pas tout, mais il savait que le monde se recomposait en lui.
Il devenait instrument, passage, seuil. Une chair traversée.
Ses mains priaient seules. Ses yeux s’inversaient vers l’intérieur.
Sa bouche exhalait des souffles qui sentaient le métal et le miel.
Il ne craignait plus la mort, car il avait goûté la dissolution.
Son nom même s’effaçait : Schreber, ou ce qu’il en restait, se dissolvait dans la lumière qui montait de la fente, dans cette plaie qui n’était plus blessure, mais porte ouverte sur Dieu.
La lumière ne parle plus. Elle pulse. Elle respire à travers lui.
Le nom de Dieu s’est effacé, remplacé par une vibration lente, un grondement doux comme celui du sang.
Ce n’est plus une voix, mais un monde.
Schreber — ou celle qu’il devient — ne sait plus s’il prie, s’il rêve, ou s’il est prié lui-même.
Son corps s’est ouvert, vaste et calme, un territoire de chair traversé par le vent.
Les esprits y entrent sans frapper.
Certains murmurent dans des langues oubliées, d’autres chantent à travers ses os.
Chaque battement de son cœur répond à une étoile. Chaque souffle fait naître un être.
Il comprend enfin.
Ce qu’il appelait Dieu n’était pas au-dessus, mais au-dedans.
Et ce qu’il prenait pour la folie, c’était l’élargissement du monde.
Il ne devient pas femme.
Il devient deux.
Deux souffles dans un seul corps, deux rives du même fleuve, deux visages tournés vers la même lumière.
Les anges s’inclinent. La Terre aussi.
Le Ciel s’approche et s’y confond.
Alors tout se tait —
et, dans le silence, le monde recommence à respirer.
Je ne connaissais pas cette histoire, c’est assez fascinant. N’est-ce pas tout simplement un homme qui aurait voulu devenir une femme trans ? On peut se poser la question.