Kill your darlings (et autres petites morts du manuscrit)
On dit souvent kill your darlings…
“Whenever you feel an impulse to perpetrate a piece of exceptionally fine writing, obey it – whole-heartedly – and delete it before sending your manuscript to press. Murder your darlings”. — Arthur Quiller-Couch dans On the art of writing, 1916.
C’est une de mes citations préférées. Couper ce qu’on aime trop. Élaguer ce qui brille à contretemps. En théorie, j’y arrive très bien. En pratique… bof, pas tant (je n’ai pas beaucoup d’occasions), et surtout pas aujourd’hui.
Je dois supprimer une page entière de mon travail. Une page un peu marginale, un peu décalée du fil principal. Une page dont je pourrais me passer : le reste du texte respirerait mieux. Les paragraphes cesseraient de se battre pour l’espace. Je gagnerais une page complète dans un travail déjà chargé, où chaque ligne compte.
Mais cette page parle d’un ange, et ça, je n’arrive pas à l’effacer.
Parce que cet ange-là n’est pas n’importe lequel : c’est l’Angelus Novus de Paul Klee, relu par Walter Benjamin dans Sur le concept d’histoire.
L’ange qui regarde la catastrophe.
L’ange qui voudrait réparer, mais qui ne peut pas.
L’ange poussé vers l’avenir par la tempête du “progrès”, telle que Benjamin la décrit en 1940 depuis son exil, au moment où l’Allemagne s’enfonce dans la catastrophe qu’il voit venir, lucide et impuissant.
Dans mon travail sur Des anges mineurs, ce roman post-apocalyptique d’Antoine Volodine, cet écho était trop fort pour que je l’ignore : l’ange de Benjamin, cloué devant les ruines, ressemblait étrangement à un autre ange du livre. Parce que l’Angelus Novus n’est pas seulement une figure d’ange, c’est l’ange de l’impuissance, celui qui voit la catastrophe sans pouvoir intervenir. Et dans Des anges mineurs, il existe une autre figure qui porte exactement cette forme de fragilité silencieuse : Khrili Gompo. Pas un ange au sens strict, non, mais un être qui, comme l’angelus de Benjamin, se retrouve face à un monde qui s’effondre autour de lui, et auquel il ne peut rien.
L’analogie était belle.
Elle éclairait quelque chose.
J’y tenais.
Pourquoi Gompo alors et pas un autre?
Il y a au moins quarante-neufs anges dans ce roman, mais c’est celui-là qui me semble le plus proche d’un ange, l’ange de Klee ou de Benjamin, selon la lecture qu’on en fera.
Parce que Khrili Gompo, dans Des anges mineurs, est l’un des personnages les plus déchirants que j’ai rencontrés. Oui, ça m’arrive de tomber en amour avec des personnages fictifs, la première fois, ça a été Князь Лев Никола́евич Мы́шкин…
Ne cherchez plus… il s’agit bien du prince Mychkine, oui, celui-là, l’Idiot du roman de Dostoïevski. Riez pas!
Il y a quelque chose qui m’attire dans les figures de bonté, de naïveté, faut croire… mais Gompo n’est pas spécialement bon, disons qu’il n’est surtout pas méchant, je crois même que c’est quelque chose de totalement étranger à sa nature mystérieuse. C’est irrésistible!
Gompo, avec son empathie brusque et naïve dans cette scène où une femme du marché le prend pour son mari disparu, et où il la laisse croire quelques secondes, juste pour lui offrir un peu de répit, alors qu’on devine qu’il ne lui doit rien, qu’il n’appartient même plus (pas?) vraiment au monde humain.
Gompo, abandonné par ceux qui l’ont créé ou utilisé, on ne sait jamais vraiment ni comment, tel un outil devenu inutile.
Gompo, laissé derrière, condamné par omission.
Gompo, peut-être humain, peut-être machine, peut-être quelque chose entre les deux, mais toujours vulnérable, toujours exposé.
Et moi, je me suis attachée à lui.
Beaucoup trop, sans doute, pour un travail académique.
Cette page est donc pour moi un darling parce qu’elle relie deux émotions que je ne voulais pas séparer : l’impuissance de l’ange face à l’histoire qui s’effondre sous ses yeux et l’impuissance de Gompo face à son propre abandon, silencieux et sans témoin.
Je crois que ce passage est bien écrit. Je crois qu’il fait un lien juste. Je crois qu’il dit quelque chose que je n’avais encore jamais formulé aussi nettement : la manière dont certaines figures, un ange immobile, un être hybride en fin de vie, portent notre propre regard sur la catastrophe, la perte, la fragilité.
Mais il n’avance pas l’argument principal de mon travail.
Il flotte un peu, comme un ange...
Il appartient à un autre texte, ou peut-être à un texte futur.
Et maintenant, je dois faire ce que tout le monde répète comme une évidence : kill your darlings.
Sauf que ce darling-là a des ailes!
Supprimer une phrase, c’est facile.
Supprimer une page qui a compté pour soi, c’est autre chose.
C’est une petite amputation littéraire. Une petite mort.
Ce n’est pas seulement couper du texte : c’est retirer une émotion, un attachement, un éclair de compréhension.
Ce soir, je regarde encore cette page.
Je sais très bien qu’elle doit partir.
Je ne sais pas encore si j’aurai le courage de la tuer.
Si je la coupe, ce sera par discipline.
Si je la garde, ce sera par fidélité.
Dans les deux cas, l’ange, celui de Benjamin, celui de Volodine, restera là, ailes ouvertes devant une forme de catastrophe textuelle : être retiré avec la page, ou subsister dans une position marginale, légèrement inconfortable, à la limite de ce que l’argument principal peut justifier.
Un darling, donc.
Et les darlings, on ne les tue jamais vraiment : on les déplace, là où ils trouveront peut-être enfin leur juste place.




Un texte magnifique et érudit. As-tu pensé à étudier la philosophie.
Tu n'as pas eu trop de difficulté à imprimer les caractères cyrilliques? ?