Ce conte explore la perte de contrôle, la domination psychique et la soumission à une force invisible. Certaines scènes peuvent évoquer des situations d’emprise ou de coercition.
Écriture risquée, mais aussi lecture pour un public averti.
Il y a des tâches qu’on fait par habitude. Et d’autres qu’on fait… parce qu’elles nous appellent.
Chaque vendredi, elle lave le plancher.
C’est devenue une habitude, une tradition qui la tient debout.
Il faut que ce soit propre.
Pas pour les invités, il n’y en a plus depuis longtemps.
Pas même pour elle. Elle s’en fout un peu…
Mais parce que le plancher, lui, réclame la propreté.
Les traces de pattes de chien, il déteste.
Ça le rend mat, ça le rend triste.
Tout son lustre s’en trouve flétri.
Il fait connaître son mécontentement d’une manière subtile : un craquement, un souffle, un amas de poils flottant soudain au ras du sol, des poussières grises qu’elle seule remarque.
Alors elle obéit. Elle le lave, le sèche, le soigne.
Un soir d’octobre, en frottant près de la cuisinière, elle l’entend pour la première fois.
Une voix. Douce, sensuelle, exprimant la satisfaction venue d’une caresse, d’un massage, d’une étreinte.
Dans son dos.
« Oui… oh oui, comme ça. Juste là. C’est bien. Continue. »
Elle s’arrête. L’eau goutte du chiffon comme la sueur de son front.
Elle tourne la tête, lentement.
Personne.
Elle s’avance vers la fenêtre ouverte : il n’y a que l’air frais qui s’invite dans la maison.
Elle referme. Elle se dit qu’elle sûrement a rêvé.
Mais la semaine suivante, la voix revient.
Plus nette. Plus confiante.
« Tu deviens meilleure. Regarde comme ça brille. Tu sais vraiment ce que tu fais. Une vraie pro. »
Elle ne répond pas.
Mais ses gestes se font plus précis.
Elle s’acharne dans les coins où la saleté se cache.
Et la voix semble… satisfaite, heureuse.
Elle aussi, elle est heureuse de plaire.
Les semaines passent.
La voix parle plus souvent.
Elle conseille, corrige, flatte… puis soudainement un jour, elle gronde…
« Plus bas. Sous le buffet. Plus loin. Tu n’y es pas encore. »
« Tu as raté un coin. C’est dégueulasse. Très décevant. Non, mais quelle salope! »
Le ton est dès lors sec, cassant.
Le bois se fait revêche ; des échardes s’en échappent et la blessent sournoisement.
Et chaque fois qu’elle se redresse, quelque chose pousse sur ses lombaires.
Une tension, d’abord légère, comme une main invisible qui la guide vers le plancher.
Puis plus ferme, plus solide. La poussant fermement vers le bas, la jetant sur ses genoux.
Elle sent un frisson descendre le long de son dos, jusque dans les reins.
Comme si le bois respirait à travers elle.
Certains soirs, elle croit entendre le plancher se dilater sous son poids, se tendre vers et gémir de plaisir, doucement.
Elle s’arrête alors, main tremblante, le chiffon suspendu au-dessus d’une tache imaginaire.
Et dans ce silence, la voix murmure tout près :
« Continue. Ne t’arrête pas maintenant. Frotte plus fort, ici et là. Encore, oh oui… »
Elle obéit malgré l’étrangeté, la pression sur son dos la force à continuer.
Un vendredi, elle hésite…
Elle pense à ne pas le faire. Il n’est pas si sale, ce plancher.
Elle entrevoit la possibilité d’un grève générale d’un corps endolori, d’un esprit fatigué, troublé.
Mais vers la fin de la journée, l’air devient lourd, moite.
Une odeur monte du sol, aigre, sucrée, presque animale.
Le chien gémit, recule dans le couloir.
Alors elle se résigne. Le moment est venu. Elle n’a pas le choix. Il l’appelle.
Elle sort le seau avec résignation.
L’eau clapote doucement, comme une vague.
Elle y plonge le torchon : la mousse ondule, frissonne.
Le plancher s’étire d’aise, le bois se gonfle dans l’attente de la promesse à venir
Quand elle commence à frotter, le sol lui semble tiède, vivant.
Sous le chiffon, quelque chose pulse, gonfle.
Elle s’arrête. L’écoute.
Et la voix, cette fois, est tout contre sa nuque.
« À genoux. Tu sais ce qu’il faut faire. Et fais-le correctement. Avec ta langue cette fois.»
L’eau clapote.
Elle hésite.
Déjà, le plancher la regarde, oui, elle le sent, il la regarde.
« À genoux. »
La voix tombe, lourde, sans émotion.
Pas de douceur cette fois.
Un ordre pur, sans visage.
« Frotte. »
Elle hésite.
Un craquement sec lui répond.
Le bois se contracte sous ses mains, prêt à se briser s’il le faut.
« Lèche. »
Elle obéit.
Le dos plie, les bras tremblent.
Chaque mouvement semble tirer une corde en elle.
Elle frotte et lèche jusqu’à perdre la notion du temps, jusqu’à en perdre la raison.
La mousse devient grise, puis presque noire.
Et le plancher boit, se gorge, sans jamais être vraiment propre. Il en redemande toujours.
La nuit est tombée depuis longtemps quand elle se redresse enfin.
Ses genoux sanglants collent au bois.
Ses mains sont craquelées par l’eau et le savon.
Sa peau sent l’encaustique et la sueur froide.
Sa bouche est une plaie vive, langue bleuie, pendante sur son menton
Elle chancelle jusqu’à sa chambre, se laisse tomber sur le lit, épuisée.
Le chien, d’ordinaire couché près d’elle, ne vient pas.
Elle l’appelle, faiblement.
Rien.
En bas, le plancher craque, longuement, comme si quelque chose s’y déplaçait.
Puis le silence, le bois enfin repu.
Elle ferme les yeux sur des larmes d’humiliation, de découragement.
Au matin, la douleur la réveille.
Son dos brûle, lourd, ancré dans le matelas.
Elle tente de se tourner.
Impossible.
Ses omoplates grincent sous la peau, rigides, douloureuses.
Toute sa mâchoire élance.
Une force monte du sol, lente, insistante.
Elle la sent s’enrouler à ses jambes, tirer, tirer encore.
Jusqu’à ce qu’elle s’affaisse au sol, vaincue.
« Ce n’est pas terminé. Tu n’as pas encore tout nettoyé. Recommence ce coin. »
La voix est là, derrière elle.
Pas dehors.
Dedans.
Dans la courbe de son dos, dans le creux de sa respiration.
Elle sent sous sa peau une chaleur s’étendre, serpentine, fusionnée à ses os.
Elle comprend, même si ça ne fait pas de sens.
Ce n’est plus une voix : c’est le plancher, qui parle à travers elle, qui la possède.
Son cri se perd dans la maison.
Un petit souffle le suit, à peine audible.
Et ce souffle sent le savon noir.
Depuis, les voisins disent que la maison est vide.
Mais certains soirs, on entend encore un bruit de serpillière qu’on essore au-dessus d’un seau.
Un frottement régulier, obstiné.
Et des murmures étouffés, des geignements sensuels dans la poussière dorée du crépuscule.
Le plancher, paraît-il, est toujours impeccable.
Et si l’on s’y penche, très près, on croirait y voir briller quelque chose.
Une peau, une courbe, un dos…
ou la trace d’une patte, figée dans le vernis.
Créé dimanche dernier, alors que je me suis bloquée le dos en lavant mon sapristi de plancher qui n’en finit plus de s’allonger!
Laisse un ❤️ si t’as aimé…
Quand, humilié.e, on veut rentrer dans le plancher. On se prosterne, rampant devant le Maître.