Faux semblant
Variation sur un thème connu
En réaction au dernier devoir de Catherine Clair , qui se lit comme suit:
#3. Prends un vieux texte à toi et change radicalement la fin : tue, ressuscite, trahit, rends heureux.se : tout est permis…
voici une variation de la fin de Trompe-l’oeil… pour un lectorat averti, encore cette fois… décidément ça devient une habitude.
Pour les deux autres devoirs, il faudra passer voir Les devoirs de Catherine Clair….
Et si vous avez l’impression de reconnaitre le texte, c’est normal… y a que la deuxième moitié qui change carrément de direction!
Oh que je me suis amusée!
Elle ne connait rien de lui. Un étranger, sans nom, sans âge, peut-être la trentaine avançée… petite quarantaine au plus. Tout ce qu’elle sait tient dans cette silhouette qui se penche un peu au dessus d’elle. Un homme, très grand, dans un veston coûteux, impeccablement coupé, qui propose une relation des plus intriguantes.
Ça avait commencé par une voix, un mauvais numéro, une excuse, un silence maladroit.
Puis un deuxième appel, plus décidé, où il lui avait demandé si elle accepterait une relation limitée, froide, définie d’avance :
il vient, il regarde, elle reste immobile, il jouit. Voilà.
Elle avait dit oui, pourquoi pas, ça peut être intéressant… mais il voulait la voir de loin avant, juger son corps sans montrer le sien. Ils se sont donnés rendez vous dans un café du centre-ville… où il ne s’est pas avancé… Elle s’était assise près de la fenêtre du café, feuilletant distraitement un menu qu’elle ne lisait pas.
Elle savait qu’il était quelque part près d’elle, ou juste dehors, à l’abri du reflet. Elle ne le voyait pas, mais elle sentait ce moment suspendu : un regard posé sur elle, évaluateur, sans contact. Une étrange audition silencieuse. Et elle aimait cette impression, se savoir regardée à la dérobée. Elle pouvait presque sentir des frémissements dans l’air, comme on sent parfois l’élan d’un désir qui n’a pas encore de visage. Au bout d’une heure, elle était repartie, un peu déboussolée, troublée par cette absence qui pesait plus fort que n’importe quelle présence.
Les jours suivants, elle avait guetté son téléphone sans se l’avouer, attentive à chaque vibration, chaque éclair de l’écran.
Rien.
Seulement cette impression persistante qu’on l’observait encore, de loin.
Elle avait repris sa vie, laissant cet épisode en retrait, comme on referme un livre qu’on n’a pas compris.
Et finalement, longtemps après, alors qu’elle n’y pensait plus, il avait rappelé, proposé un étrange rituel qu’elle avait accepté, par curiosité, peut-être. Ou par ennui, pour briser la solitude, sûrement. Par désir d’être vue, surtout. Besoin de se sentir désirée dans le regard d’un homme. Celui-là, ou un autre.
Un simple message :
« Je peux passer ? »
Elle était restée un moment sans voix, surprise qu’il réapparaisse après tant de silence.
Puis elle avait répondu oui, comme on rouvre un livre laissé en suspens.
Le message suivant était arrivé presque aussitôt :
« À 21h.
Nue. Allongée sur ton lit.
Laisse ta porte entrouverte. »
Des consignes brèves, fermes, dans la logique de leur arrangement : une économie de mots, une mécanique précise.
Alors elle avait fait exactement ce qu’il demandait.
Elle avait laissé la porte entrebâillée, un interstice où la lumière du couloir formait une mince lame pâle. Puis elle s’était allongée sur le lit, nue, calme, les mains posées de part et d’autre du corps, installée comme il l’avait demandé, dans cet entente qu’elle avait accepté sans vraiment la comprendre.
Il entra sans bruit, avec une assurance calme, une précision d’homme qui sait exactement ce qu’il vient chercher. Il referma la porte et demeura un instant debout, observant la position qu’elle avait adoptée pour lui, immobile ; lui, droit, vêtu, imposant par sa seule présence.
C’était leur première rencontre, et la scène avait déjà un poids particulier : un inconnu dans sa chambre blanche, un homme plus fort qu’elle, qu’elle venait d’autoriser à entrer pendant qu’elle demeurait immobile, par choix, par curiosité, peut-être par bravade. Elle sentit ce moment précis où tout pouvait encore basculer, non parce qu’il avait bougé, mais simplement parce qu’il était là, enfin, pour de vrai.
Lorsqu’il s’avança vers le lit, elle retint son souffle. Elle savait que les intentions sont des matières instables, traversées facilement. Une tension brutale la saisit, glissant le long de sa colonne comme une sueur froide.
Ce n’était pas de la peur. C’était ce frisson précis qu’on ressent dans les gestes qui frôlent l’extrême, quand on choisit de se tenir en équilibre sur un fil, en sachant que l’accord peut glisser, se défaire, basculer d’un souffle. Une excitation exquise, intraduisible.
Il se tenait maintenant à quelques pas du lit, légèrement penché, son regard pesant sur elle, lourd, assuré. Elle le recevait en entier, le désirait, le convoquait.
Être vue, voilà. C’était ça, le bénéfice. Être le point focal où il venait chercher son plaisir. Elle ne voulait rien de plus. Il croyait cela. Elle ne le démentait pas.
Elle ferma les yeux et resta parfaitement immobile, donnant ce qu’elle avait promis : sa passivité. En échange, il resterait dans le regard, et… presque rien d’autre.
Il la regarda longtemps, jusqu’à ce que son souffle change, jusqu’à ce qu’elle entende la fermeture éclair se défaire, jusqu’à ce que le rythme de son poignet devienne perceptible dans l’air. Elle gardait les yeux clos, immobile.
Au tout dernier instant, au moment où il céda, où son corps se renversa, elle ouvrit les yeux. Large. Lents. Et elle planta son regard dans le sien. Il s’y heurta.
Littéralement.
Un heurt muet où quelque chose se retourna en lui. Elle le vit, oui, mais ce qu’elle vit surtout, dans ce minuscule battement d’œil, fut un détail qui ne devait pas être là :
l’éclat fin d’une lame japonaise, tenue dans sa main droite. Un outil long, précis, affûté pour des gestes qui ne tolèrent aucune hésitation.
Elle n’eut pas le temps de se redresser ni même de respirer autrement. Le geste était déjà en route, préparé depuis longtemps. Elle comprit cela dans une fulgurance froide : ce n’était pas un rituel, ni un désir ni une rencontre.
C’était un trajet. Une entrée et une sortie fixées depuis l’instant où elle avait entrouvert la porte, consenti aux termes, donné suite à l’appel d’un étranger. Le hasard dans son apparente innocence. Elle sentit la volonté glisser hors d’elle, un effacement calme, irrémédiable.
Le couteau, pourtant, ne descendit pas d’un coup.
Il glissa d’abord le long de son flanc, comme une caresse mal orientée, une reconnaissance du terrain, un prélude séduisant. Le plat de la lame reposa un moment entre ses seins, sur son coeur qui palpitait juste là. Elle sentit davantage l’intention que la froideur du métal. Une patience étrange, méthodique, comme s’il prenait d’abord la mesure de ce qu’il allait défaire. Il travaillait ainsi, en artisan. Toujours en silence. Puis la pointe glissa, dessinant un fil ténu. La peau s’écarta, comme un livre qu’on entrouvre, et des perles de rubis y naquirent lentement.
La lame glissa encore plus bas, traça des lignes qui semblaient suivre un dessin invisible. Il avançait avec la minutie d’un calligraphe, inscrivant sur sa peau des signes, des traits brefs, des courbes lentes, des marques qui évoquaient tour à tour des runes, des arabesques, des ouies, sans jamais s’y réduire. Elle ne distinguait pas ce qu’il formait, seulement la régularité des gestes, la précision étrange de son souffle, la certitude qu’il exécutait une œuvre très ancienne, ou très intime. Elle restait là, incapable de bouger, témoin réduit au silence devant quelque chose qui se refermait sur elle.
Chaque passage ouvrait une fleur minuscule, un frémissement plutôt qu’une douleur, et laissait surgir une perle sombre, tranquille. Elles se rejoignaient lentement, dessinant un motif mouvant qui n’appartenait à aucun langage qu’elle connaissait. Elle avait l’impression qu’il la réécrivait, qu’il transformait la surface même de son corps en un parchemin offert à sa main.
Il poursuivait, absorbé par sa tâche, appliqué, comme si rien d’autre n’existait que ce tracé patient, cette géographie nouvelle qu’il déployait sur elle, cette histoire inédite du monde qu’il inscrivait ligne après ligne.
Ce ne fut qu’ensuite que le mouvement se resserra, que le poids changea, que son souffle à lui se transforma.
Pas un cri. La voix lui était déjà hors d’accès depuis longtemps. Tout se passa dans une compression du monde, un affaissement de l’air autour d’eux, comme si les murs se repliaient sur le lit.
Ce qui suivit ne fut pas un acte : ce fut une méthode, une manière appliquée d’effacer une forme, de corriger un contour qui ne lui convenait pas, de trouver ce qui se cache en dedans.
Elle perçut des pressions, des retraits, des retours, non pas dans la violence, mais dans la décision.
Et bientôt, quelque chose se répandit autour d’eux, discret d’abord, presque timide :
un ruissellement tiède, une lente floraison sombre qui gagnait les draps par capillarité.
Une couleur qui n’appartenait pas à la scène initiale.
Un rouge mat, absorbé aussitôt, comme si le lit l’attendait depuis longtemps.
Il se penchait, se redressait, revenait, s’ajustait, avec la précision d’un homme occupé à parfaire une tâche qui ne souffre aucune hésitation. Un ouvrage de patience, une obstination sans colère, un sculpteur qui fouille la matière pour en extraire le sens .
Ce rouge-là devenait le seul mouvement visible dans la pièce, taches qui s’étirent, se multiplient, dessinant malgré elles une forme qu’aucun corps vivant ne pourrait tenir.
La chambre, peu à peu, se vida de son rôle, devint atelier, banc de travail, enclave nocturne où un homme mettait la touche finale à une idée obscure qu’il poursuivait depuis longtemps.
Quand il s’arrêta, il était calme, comme à son arrivée. Il remit son veston, lentement, réajusta le col, passa une main sur le tissu pour en lisser les plis. Son ombre traversa le rouge sans s’y attarder.
Il ouvrit la porte avec la même discrétion qu’à l’arrivée, comme un invité ayant veillé trop tard, qui ne veut pas réveiller les voisins.
Sur le lit, il ne restait plus une femme, ni même une silhouette. Seulement une forme recueillie, repliée, enveloppée dans un silence épais, un paquet imbibé de rouge et d’ombre, une parabole sans morale, un conte refermé sur lui-même.
Il descendit l’escalier, avec cette assurance calme, cette précision d’homme qui repart avec exactement ce qu’il était venu chercher.
Et personne ne saura jamais qu’il était venu.


