Tourisme de l’extase : l’ayahuasca entre visions et illusions
À la recherche du soi perdu (dans la jungle des autres)
Dans la pénombre d’une maloca amazonienne, des chants s’élèvent. Le chamane entonne ses icaros, tandis que les participants, venus d’Europe ou d’Amérique du Nord, attendent la montée des visions. Le breuvage sacré a été ingéré. Le voyage peut commencer.

Ayahuasca…
Ah, quel mystérieux breuvage….
Plusieurs en parlent comme d’une ultime bouée de sauvetage, d’autres comme d’une plongée dans le mysticisme, ou encore d’un exercice de self love intense et réparateur, et je pense ici au témoignage vidéo touchant d’Amélie Nothomb.
Pour ma part, je ne connais pas et je n’ai aucunement l’intention d’en faire l’essai, je n’ai jamais développé de penchant pour les effets hallucinatoires non contrôlés...
Mais des scènes comme celle décrite plus haut se multiplient depuis quelques années. Plusieurs y mettent beaucoup d’espoir, misant sur ce voyage intérieur pour se retrouver, se guérir, se comprendre. Retraites d’ayahuasca, séminaires de “médecine chamanique”, séjours de “guérison amazonienne” attirent un public occidental perdu, troublé, en quête de sens.
Mais derrière l’exotisme et les promesses d’éveil, une question s’impose : que reste-t-il vraiment du chamanisme autochtone dans cette marchandisation d’un spirituel désormais mondialisé ?
Le néo-chamanisme : une invention occidentale
Le terme “néo-chamanisme” désigne un ensemble de pratiques apparues dans la seconde moitié du XXe siècle. Inspirées de cultures autochtones, elles visent à réintroduire des rituels chamaniques dans des contextes modernes.
Des figures comme Mircea Eliade, Michael Harner ou Carlos Castaneda, avec ses multiples publications, ont largement contribué à cette réinvention. Harner, avec son “core shamanism”, propose une version “essentielle” et exportable du chamanisme, délestée de ses ancrages culturels. Le chamane devient un technicien du sacré, un coach de l’invisible, et tous peuvent en obtenir le titre, pour une somme tout de même appréciable, à l’issue d’un stage express ou d’un week-end intensif. Je vous laisse juge de la valeur d’une telle initiation ainsi que de la problématique qu’apporte cette forme certaine d’appropriation…
En effet, ce glissement opère une réduction : les cosmologies complexes, les réseaux de parenté, les fonctions sociales et symboliques du chamanisme disparaissent au profit d’une approche individualiste, thérapeutique. Le chamane devient médecin de l’âme, et le reste de sa pratique est laissé en friche.
L’ayahuasca : d’entité spirituelle à outil de transformation
Originaire de l’Amazonie occidentale, l’ayahuasca est un breuvage hallucinogène élaboré à partir de lianes et de feuilles. Elle est traditionnellement utilisée dans des rituels de guérison, de divination ou de régulation sociale.
Dans ces contextes, l’ayahuasca est plus qu’une simple drogue récréative : elle possède une intentionnalité propre. On parle parfois d’ayahuasca mama — une entité vivante, capable d’enseigner, de révéler ou de punir. Elle participe d’une vision animiste, où humains, esprits et plantes interagissent sur un pied d’égalité.
Mais avec sa diffusion mondiale, l’ayahuasca devient autre chose. Elle est vue comme un symbole spirituel universel, intégré à des parcours de développement personnel. On la consomme pour “éveiller sa conscience”, “guérir ses blessures intérieures”, “se reconnecter à soi”.
La rupture est là : le rituel devient outil, la plante devient produit. Et le sens se déplace.
Le marché de l’ayahuasca : retraites, gourous et désirs occidentaux
À Iquitos ou dans les villages shipibo du Pérou, les centres de retraite ayahuasca se multiplient. Ils accueillent un public majoritairement occidental : femmes, thérapeutes, artistes, cadres en quête de réenchantement.
Tout est pensé pour rassurer : hébergements confortables, personnel métis, rituels calibrés. Le chamane devient une figure familière : guide bienveillant, coach spirituel, dépositaire d’un savoir “ancien” — mais adapté aux attentes contemporaines.
Cette mise en scène répond à une demande précise : vivre une expérience transformante, dans un cadre “authentique” mais sans danger, sans désordre, sans ambiguïté.
Or, cette logique transforme aussi les pratiques locales. Les rituels se standardisent, les chants sont adaptés, les rôles sont ajustés. Certains chamanes autochtones y voient une opportunité d’autonomisation. D’autres y lisent une déformation profonde de leurs savoirs.
Mais on ne saurait pour autant ignorer la part d’agencéité dans ces dynamiques. Chez les Shipibo, par exemple, la rencontre avec les attentes a donné lieu à une réorganisation des pratiques chamaniques, non pas dans une logique de perte ou de trahison, mais comme forme d’adaptation cohérente à un contexte globalisé. Après tout, les Shipibo sont en contact avec les Occidentaux depuis plus de trois cent ans et leurs divers niveaux d’adaptation ne les ont pas fait disparaître.
Comme le souligne Doriane Slaghenauffi, ces rituels adressés aux visiteurs occidentaux mobilisent toujours les logiques relationnelles propres au chamanisme végétaliste. La cure repose sur une socialisation par les plantes qui vise à indigéniser temporairement le corps du visiteur pour permettre la guérison (Slaghenauffi, 2020, 132).
Le rituel devient alors un espace de médiation subtile : ni reproduction fidèle des rituels anciens, ni simple performance à destination des touristes, mais un lieu où se négocie le sens, entre fidélité aux savoirs et adaptation à la demande.
Ce qui peut apparaître comme une standardisation ou une marchandisation peut aussi être vu, du point de vue autochtone, comme une stratégie de résilience, de transmission et de valorisation des savoirs.
Pourtant, malgré cette capacité d’adaptation, la réception occidentale de l’ayahuasca reste largement façonnée par ses propres projections : quête de pureté, fantasmes d’authenticité, exclusion des zones troubles. Ce sont ces représentations que la suite interroge.
Une spiritualité miroir : quête d’altérité sans trouble
Ce que les touristes cherchent dans ces retraites, ce n’est pas tant une rencontre avec l’Autre qu’une version idéalisée d’eux-mêmes. Le chamanisme devient un miroir mystique, dans lequel chacun projette ses manques.
Loin des réalités complexes des cosmologies amazoniennes incluant la sorcellerie, la rivalité entre chamanes, les esprits ambivalents, l’expérience est lissée. Le chamane devient coach. Le jaguar, thérapeute. Et nous ? Clients ? Pèlerins ? Ou juste touristes de l’âme, en goguette dans la jungle des autres ?
C’est ce que dénonce l’anthropologue Evgenia Fotiou : cette idéalisation romantique efface les tensions politiques, sociales et symboliques du chamanisme autochtone. L’ayahuasca devient outil thérapeutique, mais son sens rituel est vidé.
Ce n’est plus l’Autre que l’on cherche à comprendre, mais soi, par une guérison rapide, une vision encadrée, une purge bienveillante.
Ce que l’ayahuasca révèle de nous
Pourquoi cette fascination ? Parce que l’ayahuasca répond à un vide. Elle promet ce que nos sociétés désenchantées ne savent plus offrir : du sacré, de la transcendance, de l’expérience.
Mais cette quête n’est pas neutre. En réduisant l’Autre à un distributeur de sens, en extrayant ses pratiques de leur contexte, nous risquons de répéter un vieux geste colonial : prendre, transformer, effacer.
Le tourisme spirituel, même animé des meilleures intentions, peut devenir un raccourci dangereux, s’il ne s’accompagne pas de compréhension, d’écoute, de réflexivité.
L’ayahuasca est puissante. Mais elle n’est pas là pour répondre à toutes nos attentes. Elle parle une langue qu’il faut apprendre avant de prétendre s’en nourrir.

Les liens intégrés dans cet article n’ont qu’une valeur informative. Je ne les recommande pas particulièrement : ce sont simplement quelques exemples piochés au hasard sur le web.
Bibliographie
Colpron, Anne-Marie, « From unknown to hypermediatized: Shipibo-Konibo female shamans in Western Amazonia», dans Françoise Dussard & Sylvie Poirier, Eds., Contemporary Indigenous: Cosmologies and pragmatics, Edmonton, University of Alberta Press, 2021, p.133-156.
Fotiou, Evgenia, « The globalization of Ayahuasca Shamanism and the erasure of Indigenous Shamanism », Anthropology of Consciousness, vol. 27, no 2, p.151-179.
Slaghenauffi, Doriane, « Le chamanisme shipibo à l’épreuve de la modernité : guérir les maladies des Occidentaux par une forme de socialisation par les plantes », Anthropologie et Sociétés, Vol. 44, no. 3, 2020, p. 129–148.
Losonczy, A. M. et Cappo, S., « Pourquoi l’ayahuasca? De l’internationalisation d’une pratique rituelle », Archives de sciences sociales des religions, Vol. 153, p. 207-228.