En relisant de vieux textes en vue de constituer un portfolio, je suis tombée sur une courte nouvelle intitulée Éveil, écrite en décembre 2023 dans le cadre d’un exercice Writever. Sa lecture m’a profondément troublée. Je vous laisse un moment pour aller le lire aussi, si vous en avez envie, ça aidera à la compréhension de ce qui suit…
Je ne crois pas au destin tracé d’avance. Je ne suis pas adepte des théories conspirationnistes. Je n’accorde aucune crédibilité aux mystères des coïncidences étranges. Je n’ai jamais joué au Ouija, jamais tenté de contacter des esprits. Je me considère plutôt comme une personne rationnelle, ancrée dans la science, même si j’aime bien relancer ma créativité à coup de cartes de tarot. La synchronicité? Meh, je ne crois pas…
Et pourtant.
Éveil, texte écrit sans la moindre intention spirituelle ou ésotérique, peut désormais se lire comme la cristallisation involontaire d’un devenir symbolique — un peu comme si un futur enfoui s’était inséré, à mon insu, dans la trame même du récit. Et ce, non pas parce qu’il relèverait du prémonitoire ou du mystique, mais parce qu’il s’éclaire aujourd’hui à la lumière de certaines théories littéraires, psychanalytiques et anthropologiques. Ces approches donnent un sens à ce qui, à l’époque, n’était pour moi qu’un simple exercice d’écriture, devenu porteur d’une résonance inattendue.
En décembre 2023, je ne connaissais rien au chamanisme. Je ne me considérais pas, et ne me considère toujours pas, comme une personne spirituelle. Et pourtant, en relisant Éveil, tout y est : la fracture du réel, la figure visionnaire, la voix autre, l’appel de la Terre. Dois-je y voir la réalité d’univers parallèles ? Pierre Bayard présente cette hypothèse d’une bien belle manière, on voudrait y croire. Surtout que cela rejoint, encore une fois, une théorie déjà rencontrée dans mes lectures sur les chamanes : celle du perspectivisme, et de l’idée que d’autres manières de percevoir le monde coexistent bel et bien.
Mais ce déplacement trouve aussi un écho dans plusieurs approches littéraires et philosophiques. Roland Barthes, dans Le bruissement de la langue, affirme que l’écriture est souvent le lieu où « ça parle », au-delà du contrôle conscient de l’auteur.
Il écrit :
[…] le Texte est avant tout (ou après tout) cette longue opération à travers laquelle un auteur (un sujet énonciateur) découvre (ou fait découvrir au lecteur) l’irrepérabilité de sa parole et parvient à substituer le ça parle au je parle […] (Barthes, 1993, p. 109).
Ces mots donnent une bonne idée ce que j’ai ressenti en relisant ce texte : l’impression que quelque chose s’y disait en dehors de ma conscience, que le sens y a surgi sans que je le formule volontairement. Ce n’était pas une intention, mais un effet de langage. Une voix autre, une mémoire diffuse, un savoir non encore su. Peut-être est-ce là une forme de circularité du temps, celle que reconnaissent aussi certaines lectures anthropologiques issues de l’étude des cosmologies chamaniques (Viveiros de Castro) qui suggèrent que le temps n’est pas toujours linéaire. Ce que l’on perçoit comme surgissement peut être une mémoire ancestrale ou un savoir latent, activé par une brèche perceptive.
Maurice Blanchot, de son côté, pense l’écriture comme un espace de dépossession, où le sujet s’efface pour laisser place à une parole venue d’ailleurs, une écriture qui déborde le moi, qui dépasse ce que l’écrivant sait de soi-même. Cette théorie éclaire ce qui s’est produit dans ce texte. Il ne s’agit pas d’un personnage traversé par une entité, ni d’un dispositif fictionnel élaboré. C’est l’écriture elle-même qui, à ce moment-là, semble avoir été le lieu de passage d’une parole étrangère. Une voix a surgi, sans que l’écrivant (moi) en ait eu le projet ni la maîtrise. Chez Blanchot, cette dépossession n’a rien d’ésotérique : il parle du neutre, du dehors, d’une parole qui traverse le sujet sans le représenter, sans le refléter, comme si elle parlait depuis un lieu qu’il ne connaît pas en lui-même. Le “je” ne parle plus, mais laisse parler, dans un geste où l’identité vacille.
Cette théorie trouve un écho inattendu avec ce que Davi Kopenawa décrit dans La Chute du ciel, mais d’une manière oblique, lorsqu’il évoque les xapiri, ces esprits qui viennent enseigner au chamane. Là encore, une parole venue d’ailleurs se manifeste. Mais dans le chamanisme yanomami, cette relation est ritualisée, encadrée, transmise. Le chamane apprend à voir, à entendre, sans perdre sa place : il reste maître du passage. Dans le cas d’Éveil, il n’y avait ni rituel, ni appel. Ce qui a surgi l’a fait sans médiation, sans demande consciente. Et l’écrivant (encore moi), sans l’avoir voulu, sans l’avoir compris sur le moment, est devenu témoin de ce qui s’est dit par lui.
On écrit parfois sans savoir ce qu’on est en train de dire. Paul Ricœur (Temps et récit, Soi-même comme un autre) suggère que les mots peuvent devancer la pensée, que le texte trace les contours d’un soi qui n’existe pas, ou pas encore tout à fait. L’écriture ouvre un espace où le sens se forme peu à peu, où l’on se découvre en avançant.
Et si l’on fait appel à la psychanalyse, on retrouve chez Freud la notion de formation de l’inconscient : les lapsus, les rêves… et parfois les textes, sont autant de manifestations symboliques de ce qui travaille le sujet à son insu.
Enfin, chez Derrida, on comprend que l’écriture est toujours porteuse de “différance” (oui, oui, avec un a), c’est-à-dire qu’elle contient des effets de sens différés, qui ne se révèlent que plus tard. Le sens n’est jamais fixé d’emblée : il advient avec le temps, avec le regard rétrospectif.
Oui, je ratisse large, je prends des raccourcis… ces théories ne sont pas aussi simplistes que mes mots le laissent entendre. Je défies qui le veut bien de faire une lecture critique de Blanchot, Derrida ou même Barthes… c’est parfois, souvent très, trop exigeant.
Alors voilà, ce texte n’a pas été écrit sur le chamanisme. Il l’a appelé sans le nommer. Il a constitué, à mon insu, une scène annonciatrice, une forme de voyance profane, où l’écriture devançait ma conscience. Il m’a précédée — et aujourd’hui, je le reconnais comme un seuil.
Le voici, revisité, retravaillé dans un but d’amélioration stylistique… parce que les Writever sont souvent créés à la va vite, sur un coin de table, sans vraiment faire attention… parce dès le lendemain, un autre mot demandera qu’on le fasse vivre.
Chamane urbaine
Une fois soulagée de ce besoin irrépressible, elle remonte culotte et pantalon, tire la chasse, puis se bat un instant avec le loquet récalcitrant avant de sortir du cabinet.
Elle se dirige machinalement vers le lavabo, s’y lave les mains — un geste inculqué dès la petite école — mais ses yeux s’écarquillent devant le miroir suspendu au mur. Son reflet n’y est plus.
À sa place, un espace s’ouvre. Un interstice. Une brèche.
Ce qui s’y reflète n’est plus la salle de bain minable, mais un ailleurs, un hors-lieu. Dans le bleu profond d’un cosmos irréel, éclairé de lanternes chinoises en guise d’étoiles, une femme se tient là, à la place de son reflet. D’une minceur exagérée, presque filiforme, la peau livide, les cheveux longs et fous, ornés de brindilles et de feuilles sèches.
Une gardienne du vivant. Ou une divinité oubliée.
Une tunique sombre, aux lignes simples, tombe sur ses épaules osseuses. Sa posture, droite, tendue, évoque autant la prêtresse que le fauve.
À sa taille, une cordelette tressée resserre le tissu. Aucune veine n’apparait sur sa peau pourtant tendue comme une lame de pierre ou une nuit sans lune. Un marbre froid.
Et ses dents… sa bouche ouverte sur une grimace animale, menaçante. Pourtant, ce n’est pas d’elle que provient la voix. Les mots flottent dans l’air. Sans articulation vocale. Sans langue identifiable. Mais le sens est là, direct, brut :
Il faut changer. Sauver le monde. Maintenant ou jamais. Sinon, elle nous anéantira tous. Elle ne se laissera pas détruire.
Une bouffée de froid. Un clignement.
Le miroir redevient miroir.
Son propre visage y flotte de nouveau, terne, comme englué dans le blanc sale du carrelage. Ses traits fatigués ne laissent aucun doute sur la réalité d’une vie des plus ordinaire, sur la banalité d’une existence trop bien réglée, sans surprise ni éclat.
Son cœur bat trop fort. Une goutte de sueur lui coule le long de la nuque.
Mais tout semble à sa place. Le carrelage craquelé, le néon grésillant au plafond.
L’espace n’est plus que ce qu’il est : une salle de toilettes publiques à la propreté douteuse, où règne une triste odeur de désinfectant.
Tout cela n’a duré qu’un très court moment, l’espace d’une microseconde — assez pour douter de la véracité de cette vision.
Elle ne comprend pas ce qui vient de se passer. Une hallucination ? Un appel ? Une vision ?
Une certitude demeure : quelque chose en elle s’est fracturé. Ou peut-être ouvert.
Car dans ce lieu peuplé d’ordures et de présences invisibles — djinns urbains ou esprits errants — elle a entrevu autre chose. Une voix ancienne, issue d’une mémoire non humaine. Un appel de la Terre elle-même, venu percer le brouhaha des métros, des écrans, des urgences à la chaîne.
Elle n’a rien fumé, rien bu. Pourtant, quelque chose en elle — ou autour d’elle — glisse, se déplace. Une faille dans le visible. Une brèche dans le monde. Et elle, au cœur de cette traversée.
Désormais, elle sait. Ce n’est pas un délire. C’est un message.
Elle sort de là avec un feu nouveau dans le ventre. Non pas de la peur, mais une lucidité ardente.
Il faut agir. Pour le vivant et l’inerte. Pour la Terre et le Ciel. Pour empêcher l’effondrement, le basculement sans retour.
Un sourire étrange étire ses lèvres lorsqu’elle s’engouffre dans la ville. Ce n’est pas la joie. C’est un signe. Celui d’une chamane urbaine malgré elle, marquée à jamais par le regard d’un esprit aux cheveux pleins de feuilles.
La version originale du 24 décembre 2023 est disponible sous le titre Éveil
Je relis désormais cette nouvelle non comme un simple exercice, mais comme un point d’inflexion : un moment où quelque chose — l’inconscient, le langage, ou peut-être la Terre elle-même — a trouvé à passer.
Il m’a précédée, oui. Mais désormais, je le reconnais et le revendique pleinement.
Bibliographie
Barthes, Roland, Le bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1993, 439 p., en ligne, <https://archive.org/details/lebruissementdel0000bart/page/108/mode/2up?q=Ça+parle>
Bayard, Pierre, « La littérature peut-elle prédire l’avenir ? », Sens public, 2018, en ligne, <https://www.erudit.org/fr/revues/sp/2018-sp04510/1059005ar/>
Blanchot, Maurice, L’espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955, 384 p., en ligne, <http://palimpsestes.fr/textes_divers/b/blanchot/Espace-Litteraire.pdf>
Derrida, Jacques, Marges de la philosophie, Paris, Éd. de Minuit, 1972, 397 p.
Ricoeur, Paul, Soi même comme un autre, Paris, éditions du Seuil, 1990, 430 p.
Ricoeur, Paul, Temps et récit, Tome I, Paris, Seuil, 1983, 412 p.