Chez le dentiste
chronique d’un meuble bien docile
Je suis allée chez le dentiste tantôt. Deux petites réparations, rien d’extraordinaire, m’avait-on dit. “Une affaire de rien.”
Affaire de rien, oui, si on considère normal d’ouvrir la bouche à son maximum pendant qu’une foreuse miniature fait des bruits de tronçonneuse directement dans tes os.
Je suis là, immobilisée, tête renversée, nuque en mode sacrificiel à l’envers, avec une impression de guillotine frontale…arghhh… Les éclats d’amalgame volent comme si on découpait un vieux cabanon. Une pluie de particules métalliques se dépose quelque part entre ma langue et ma dignité. Je crache, je tousse, je pleure..
Je ne ressens pourtant aucune douleur, une fine aiguille a mis un temps fou à verser son venin dans ma gencive. Goût atroce, mais efficacité supérieure… je suis anesthesiée jusqu’aux yeux.
La salive coule trop vite, évidemment, parce que tout coule trop vite dans ces moments-là. J’essaie de respirer mais c’est compliqué d’avoir un réflexe de survie quand tu as l’impression que ton propre palais cherche à t’étouffer et que vingt doigts inconnus s’agitent dans un si petit espace. La respiration hésite, se fige. Le cœur, lui, reste stoïque : “I will survive.”
Pendant ce temps, au-dessus de moi, les deux femmes , une dentiste, qui s’affaire avec de mini-instruments de torture et l’hygiéniste, qui se fait un devoir de me noyer et de me sauver la vie dans un même geste circulaire, discutent. Avec beaucoup d’entrain et de passion... ça rit, ça blague, ça caquette à qui mieux-mieux…
Ça discute…
Du souper de Noël organisé beaucoup trop tôt.
De leur horaire de travail.
Des cadeaux à emballer.
De la neige qui ne cesse de tomber.
Du -20 annoncé pour la nuit de dimanche qui vient.
Du petit dernier qui veut des patins et un drone, à 3 ans et demi
Du chat qu’on va ben devoir euthanasier parce que tsé,
— il fait pipi sur le sofa…
— oh non, shit!
Bref,
Elles papotent comme si j’étais un meuble, ou une voiture en réparation. Quelque chose qui n’écoute pas. Qui n’a pas de salive, ni de peur, ni de cou. Un objet abîmé, posé là, prêt à être trifouillé sous le capot sans aucune considération ni états d’âne.
Je ne leur en veux pas. Pas vraiment. Elles font leur job et se distraient innocement…mais…
C’est juste étrange d’être à la fois très présente (l’incomfort, la mâchoire qui tremble, le souffle coupé, les bras raides) et complètement absente : un objet dans une chaise, une bouche à gérer, un obstacle technique entre deux anecdotes sur les Fêtes.
Quand le bruit cesse enfin, on me félicite : “C’est terminé ! Vous avez très bien fait ça.”
Je ne sais jamais quoi répondre. Je n’ai rien fait, sinon rester ouverte, immobile, en essayant de ne pas avaler un morceau de moi-même… et sans même juger les propos vraiment insignifiants qui ont pris place au dessus de mon nez
Alors voilà : deux petites réparations plus tard, je suis repartie plus légère, probablement parce que j’ai laissé là un morceau de mon calme en plus de l’incroyable 560$ exigé pour rafistoler mon sourire…




Et le pire, c’est suand le ou la dentiste qui parle te pose une question à laquelle tu ne peux pas repondre evidemment 🤣
Plus jeune, j'allais à l'école de dentisterie de l'Université de Montréal. Une grande salle, une cinquantaine de chaises. Cinquante étudiants qui allument leur fraise comme cinquante chainsaws, cinquante bucherons et bucheronnes à l'assaut des forêts avec les forets. Un bruit pour film d'horreur!