Ce Noël-là
Naître autrement
Un Noël lointain demeure à jamais gravé dans mes souvenirs.
J’ai longtemps été une jeune fille tranquille, presque parfaitement tranquille. Sans histoire. Le nez dans les livres en permanence.
Puis une jeune femme presque parfaite. Même posture, même discrétion appliquée. Cela convenait très bien à mon travail en bibliothèque : une sorte de souris moderne. Pas canon, pas laide non plus. Sans style. Très jeune fille de bonne famille. Curieuse, cultivée, sachant un peu tout sur tout à force d’avoir tant lu. Et cela faisait le bonheur de tout le monde.
J’ai vécu ainsi sans heurt. Quinze ans de mariage. Un enfant. Une vie qui avançait dans une platitude fonctionnelle, sans drame, sans éclat. J’occupais ma place. J’étais exactement ce qu’on attendait de moi.
Et puis, à la fin du mois d’août, j’ai rencontré un étranger.
On dit facilement ensorcelée. La vérité est plus inconfortable. Je me suis laissée faire. J’étais prête pour autre chose, sans le savoir vraiment, sans oser me l’avouer.
C’était déjà septembre. Il m’a travaillée lentement, sans jamais forcer. Des rencontres prétendument fortuites. Un café au moment du lunch. Des suggestions de lecture. Raconte-moi ta vie. Une allusion à se retrouver ailleurs, dans un lieu plus intime, qui me faisait rougir comme une adolescente.
Et moi, docile, attentive, j’absorbais tout : les mots, les sous-entendus, les silences chargés, les regards appuyés. Je n’avais jamais fréquenté d’autres hommes que mon mari. Je n’avais appris qu’une chose : écouter, recevoir, m’ajuster. Rien ne s’est brusquement déplacé. C’est venu par accumulation, par glissements imperceptibles.
Jusqu’au jour où je n’ai plus été capable de faire semblant.
Ce couple qui se mourait dans mon logement m’est soudain apparu tel qu’il était : vidé, mécanique, sans élan. Une image s’est imposée, recouvrant celle de mon mari. Quand il me parlait, c’est l’autre que je voyais. Comme si mon esprit avait cessé de m’obéir, comme si une frontière intérieure avait cédé.
Quand j’ai cessé de résister, c’était Noël.
Sur le moment, c’était une histoire d’amour. Sans avenir, sans protection. Mais une histoire d’amour tout de même.
C’était aussi une naissance. Une naissance tardive, sans cérémonie. À trente-cinq ans. Jusque-là, je n’avais été que conforme : enfant sage, jeune fille appliquée, femme fiable. Aimée parfois. Désirée peut-être. Mais jamais dans le désir. Le désir avait toujours été associé à autre chose : à la honte, au trouble, à ce qui ne se montre pas. Ma mère avait veillé à cela, comme on apprend à un corps à se tenir, sans trop se montrer, sans trop s’exprimer.
Ce qui est né ce Noël-là, ce n’était pas une amante. C’était une femme dans le désir, une chose qu’elle ne connaissait pas, qu’elle n’avait jamais appris à reconnaître comme sienne. Le désir n’est pas arrivé comme une ivresse ou une promesse. Il est arrivé comme une déviation intérieure, une rupture définitive, une force sans langage, sans mode d’emploi, quelque chose qui ne demandait plus la permission.
Je ne sais toujours pas lequel de nous deux était le plus ému. Dans cet instant-là, il n’a pas tenu ; son émotion l’a trahi.
Je me suis retrouvée seule avec mon corps, devenu autonome, comme une chose étrangère à moi, avec ce constat brut : quelque chose avait commencé, sans récit pour l’accompagner.
Noël est censé célébrer une naissance. La mienne s’est faite sans anges, sans salut, sans consolation. Mais je savais une chose, désormais : je ne pourrais plus jamais redevenir celle que j’étais avant.


