Carnet d’octobre — La cuisine parfaite
On croit toujours qu’une maison est vide quand on y emménage.
Il est minuit passé.
Le chien dort, collé contre la porte du couloir.
La maison respire.
Je l’entends vraiment : le plancher qui se détend, le métal qui soupire, les armoires qui expirent lentement comme si l’air entrait et sortait des murs.
Parfois, j’ai l’impression qu’elle se rappelle quelque chose.
C’est pour la cour que nous avons acheté cette maison — une cour immense, un royaume pour le chien.
Mais c’est la cuisine qui m’a conquise : l’îlot de quartz blanc, les immenses armoires grises, le bois chaud du merisier, les tiroirs silencieux, la lumière qui glisse sur les comptoirs.
Je me souviens du couple vendeur, silencieux, distant.
Pas un regard.
Dix-neuf ans de vie ensemble, effacés en vingt minutes de signatures notariées.
Entre ce jour et celui de notre arrivée, je l’ai imaginée, elle, quittant la pièce qu’elle avait aimée, conçue et dessinée seulement quelques années auparavant.
On m’a dit qu’elle n’avait pas survécu longtemps à la séparation.
Son cœur a simplement cessé de battre, trop lourd de chagrin.
Ce n’était pas une maladie : c’était une absence trop grande.
Je te parle souvent, tu sais.
Pas tout haut : juste dans ma tête, quand je range les casseroles ou que j’essuie le plancher.
Je sens que tu n’es pas loin.
Tu n’as jamais vraiment quitté la maison.
Et depuis quelque temps, tu y es revenue
Tu attends que quelqu’un l’aime encore, peut-être.
Ou que quelqu’un te voie.
Il y a des signes.
De petites choses auxquelles je veux croire, et d’autres qui me font frissonner.
L’odeur d’une sauce qui mijote alors que la cuisinière est froide.
Le tiroir du milieu entrouvert au matin.
Une trace d’eau sur le comptoir alors que j’ai tout séché il y a quelques minutes.
Une fois, j’ai trouvé un cheveu blond collé sur la poignée du frigo.
Il ne pouvait pas être à moi.
J’ai d’abord cherché des causes rationnelles : la ventilation, le bois qui travaille, un courant d’air.
Mais l’air ici a une mémoire.
Chaque odeur, chaque son, me semble chargé d’une intention.
Comme si la maison m’observait.
Ou plutôt : comme si tu m’observais à travers elle.
Je ne t’en veux pas.
Je comprends ton attachement.
Quitter de force ce qu’on a bâti de ses mains, c’est pire que mourir.
Et quand on meurt, où irait-on, sinon vers ce qu’on a aimé ?
Hier soir, j’ai fait un pain d’épices.
En déposant le moule sur l’îlot, j’ai senti ton parfum : quelque chose de chaud, de sucré, de mélancolique.
Et puis la lumière de la hotte s’est allumée seule.
Je n’ai pas bougé.
J’ai simplement dit : c’est bon, tu peux rester.
Le chien a levé la tête, puis s’est rendormi. Tu n’es pas une menace.
Depuis, je t’entends davantage.
Un souffle derrière moi.
Un froissement dans le rideau.
Une présence patiente, presque bienveillante.
Parfois, j’oublie que tu es morte.
Je t’imagine assise sur un des tabourets au bout de l’îlot, observant mes gestes.
Parfois je te demande conseil :
« Tu la mettrais où, toi, la planche à découper ? »
Et il me semble que la réponse vient d’elle-même : je déplace les choses, et tout semble retrouver un ordre qui va de soi.
Ce soir, c’est Halloween.
J’ai allumé deux citrouilles sur le comptoir.
Dehors, le vent siffle et crachotte une fine pluie glacée.
Dans la cuisine, les flammes vacillent comme si quelqu’un venait de passer entre les citrouilles.
Je sens que tu es plus proche.
L’air s’est épaissi, chargé d’une douceur étrange.
Je prépare une soupe, la même recette que la tienne peut-être, butternut squasch et purée de mangue, et j’entends un léger frottement contre l’îlot, comme un ongle, ou une bague qui effleure le bois.
Je ne me retourne pas.
Je sais que si je le fais, quelque chose changera.
La soupe mijote doucement.
Je regarde la flamme trembler dans la vitre du four, et j’y vois deux reflets.
Le mien, pâle, fatigué.
Et derrière, plus net que je ne l’aurais cru : ton visage.
Pas effrayant.
Juste triste.
Tu souris.
Je crois que tu es enfin revenue chez toi.
Je laisse une place libre près de l’îlot.
J’y dépose parfois une assiette, un verre d’eau.
Le chien s’y couche tout près, sans bruit, comme s’il savait qu’il ne faut pas déranger.
Je range lentement, soigneusement, comme si chaque geste était observé, approuvé.
Je crois que tu aimes ça : que la maison vive encore, mais sans excès.
Je crois que tu t’apaises quand je t’imite.
Je ne te chasserai pas.
Mais promets-moi une chose : ne me prends pas ma place.
Je veux continuer d’aimer cette maison sans m’y dissoudre.
Toi, tu peux rester dans la lumière de la hotte, dans le souffle du bois, dans la vapeur des casseroles.
Mais laisse-moi respirer, d’accord ?
Bonne nuit.
Je te laisse la lumière allumée et une tasse de thé citronné sur le comptoir, juste au cas où.
Le chien remue dans son sommeil.
Et dans le reflet du four, il n’y a plus qu’une seule silhouette
Ce n’est pas la mienne.
Octobre continue… chaque maison a sa mémoire.